mardi 16 août 2011

La Mort est mon métier

J’ai jamais tué de chats.
Ou alors y’a longtemps.
Ou bien j’ai oublié.
Ou y sentaient pas bon.



Moi, les chats, j’aime pas ça. J’y peux rien, j’aime pas ça. C’est assez beau, comme ça, comme animal, certes, mais j’aime pas ça. C’est vrai : comment peut-on souffrir chez soi la présence de ces espèces de prélats arrogants qui ne vous font qu’exceptionnellement et comme à contrecœur l’aumône d’un câlin et qui passent le plus clair de leur temps à vous regarder d’un air méprisant en se léchant l’anus ? Et l’odeur ! On vient nous raconter que les chats sont propres, mais une maison qui abrite un chat, même si elle est très bien tenue, dégage toujours une âcre odeur d’urine. Toujours. Alors les chats, créatures propres, à d’autres ! En plus, ils se lèchent l’anus. Et puis, il y a une sorte de rouerie chez cet animal. Comme une forme d’intelligence fourbe. Regardez : ils passent leur temps à dormir et à se bourrer de coûteuses croquettes saumon-ortolans bios multivitaminées et pourtant, les gens continuent à les prendre pour des prédateurs capables de chasser pour assurer leur subsistance. Le chat est un animal malhonnête. Et en plus, je ne sais pas si je l’ai déjà dit : ils se lèchent l’anus. Je les ai vus.

Je n’ai donc pas de chat. Il est vrai qu’habitant à Paris où l’on doit se contenter d’appartement assez petits, la cohabitation avec ces monstres dans un espace réduit serait encore plus pénible. Mais je rentre de vacances en Province et disons-le : la Province est infestée de chats. J’ai passé mes vacances à aller rendre visite à des gens, famille ou amis, et pas une maison où il n’y ait pas de chat. L’enfer : des noirs, des blancs, des tigrés. Partout. L’enfer. J’aime pas les chats.

Et dans certaines maisons, il y en a même plusieurs. Ainsi, chez mon beau-frère, pas moins de trois chats se livrent à leurs répugnantes activités dans la maison. Trois ! Et en plus, ils sont extrêmement mal élevés : ils montent sur la table, viennent boire dans votre verre, se jettent dans vos jambes, se lèchent l’anus (oui !) sur votre oreiller pendant que vous dormez. L’horreur. Maudites bestioles. Je ne suis resté que quelques jours dans la maison de mon beau-frère, mais j’étais content de partir à cause de ces maudits chats.

Et j’ai quitté la maison de mon beau-frère pour aller séjourner un temps dans celle de mon ami Boudine, un homme bien sous tous rapports, mais qui a un défaut, le même que tout le monde en Province, bien sûr : il a un chat. Et quand je suis arrivé chez Boudine, ce chat, cette chatte en l’occurrence était sur le point de causer un autre encore des nombreux problèmes que vous causent ces bêtes maléfiques : elle était grosse et allait mettre bas de manière imminente.

Et ça n’a pas raté : à peine de temps de boire quelques Ricards et nous avons constaté que l’animal était en train de manger consciencieusement son placenta entourée de petites créatures piaillantes. J’arrive dans une maison où il n’y a qu’un chat et paf !, cinq minutes après, y’en a une tripotée. Saloperie de chats. Ils se reproduisent en plus.

Et là, s’est posé encore un nouveau problème : que faire avec ces chatons ? Parce que mon camarade Boudine a bien demandé à tout le monde autour de lui si quelqu’un voulait un chaton (il m’a même demandé à moi !), mais personne n’en voulait, bien sûr. Tout le monde a déjà un chat, en Province. Il en est donc arrivé à la conclusion inévitable qu’il fallait les tuer. Et les tuer rapidement. Et c’est là que s’est déroulé le drame dont je souhaitais vous parler aujourd’hui.

Vous savez ce que c’est, vous êtes chez des amis, vous buvez un apéritif, puis deux, puis douze, vous buvez du vin à table, puis du digestif, puis de la bière, puis arrive l’apéro etc. bref, au bout d’un moment, vous êtes défoncé comme un champ de manœuvres. Et là, vous commencez à rigoler sur comment se débarrasser des chatons. Et là, comme tout le monde était bien embêté et que personne n’envisageait une seule seconde de se charger de cette tâche peu ragoûtante, j’ai eu, je l’avoue, un instant d’orgueil. Fanfaronnade d’ivrogne : il a fallu que je me lance dans un « mais y’a pas de souci : j’vous les bute, moi vos chatons. Pas de problème, hé ho hé, j’viens dl’a campagne, moi. J’ai vu plein de fois mon grand-père tuer des portées de chatons. T’inquiètes : j’m’en occupe. » Et puis avec tous ces chats qui m’avaient emmerdé pendant toutes mes vacances, c’était comme une sorte de revanche. « Pas de problème, c’est pour moi. Je m’en charge. Y reste des bières ? »

Arrive le matin avec sa gueule de bois. Mal de crâne. Mal au ventre. Un goût immonde sur la langue, comme si un animal blessé était venu mourir dans ma bouche pendant mon sommeil et que son cadavre y avait lentement pourri. La gueule de bois, quoi. Je descends pour le petit déjeuner. Le nez au-dessus d’une tasse de café, j’essaye de me remémorer les événements de la veille. Des bribes me reviennent. Mais pas tout. Quelque chose me turlupine, comme si j’avais dit quelque chose que je n’aurais pas dû dire, mais dont je ne peux pas me souvenir. Et là, arrive la compagne de Boudine qui me tient les propos suivants :


Elle : Bon alors, comment tu comptes procéder ?

Moi : Pardon ?

Elle : Comment tu comptes procéder ?

Moi : Pour faire quoi ?

Elle : Ben, pour la chose.

Moi : Quelle chose ?

Elle : Tu sais, dont on a parlé, hier soir.

Moi : Ah. La chose dont on a parlé hier soir… Oui oui, bien sûr. La fameuse chose dont on a parlé hier soir. Oui. Tu peux me redire exactement en détail de quoi il s’agissait ?

Elle : Ben tu sais, pour les chats.

Moi : Les chats ? Qu’est-ce qu’ils ont, les chats ?

Elle : Tu sais, pour les chatons.

Moi : Les chatons ?


Et là, déchirant le voile épais de la gueule de bois, la mémoire m’est revenue. Tout : ma fanfaronnade, ma promesse d’ivrogne, tout. Et aussi le souvenir de quelque chose qui ne m’avait pas frappé sur le moment : le soulagement de mes amis qui avaient trouvé un moyen de se débarrasser des chatons sans avoir à accomplir l’acte eux-mêmes. Et ils étaient tellement soulagés qu’ils s’en sont souvenus le lendemain matin, les bougres.

Me voilà donc frais : c’est le matin, j’ai une gueule de bois en ébène et il faut que je tue trois chatons.


Boudine : Et donc, alors, comment tu comptes procéder, finalement ?


Comment je compte procéder. C’est vrai, ça. Comment faire ? Parce que c’était vrai : j’avais vu souvent mon grand-père tuer des portées de chatons. Enfin, souvent… disons plusieurs fois. Enfin, quand je dis plusieurs fois… je l’ai vu une fois. Je crois. De loin. Ou alors, à la télé. Je ne sais plus. Et puis j’ai mal à la tête. Il me semble pourtant me souvenir de la pierre sur laquelle mon grand-père avait fracassé le crâne des chatons. Beurk. Ah oui, c’est ça, il prenait le corps de la bestiole dans la main et lui fracassait le crâne d’un grand coup sec contre la pierre. C’est bien ça. Mais attends, c’est complètement dégueulasse. Je ne pourrai jamais faire ça…

…me disais-je, quand je m’aperçus d’un regain d’activité autour de moi. Mes hôtes me paraissaient soudain très actifs : aller chercher la chatte, la séparer des chatons, l’enfermer dans une chambre, pendant ce temps, prendre une pelle, aller creuser un trou au fond du jardin, trouver une boîte en carton pour mettre les bestioles… Une intense activité préparatoire dont j’étais exclu se déployait autour de moi.

C’était comme un très ancien rituel dont j’étais le centre qui se déroulait ce matin-là. Dès lors que j’avais été choisi comme exécuteur des basses œuvres, on ne me parlait plus, je ne touchais plus à rien, je ne participais à aucun préparatif. Je n’avais qu’un acte à accomplir. Un seul, mais c’était celui dont personne d’autre ne voulait se charger.

Je me suis donc miraculeusement retrouvé seul au fond du jardin avec une boite en carton d’où émanait des miaulements aigus, debout à côté d’un trou au bord duquel était planté une pelle.

C’est fou où l’alcool peut vous conduire. Les situations dans lesquelles on se met, quand même, des fois. Bon, y’a pas à tortiller, il faut que je le fasse. Si je retourne vers la maison avec les chatons vivants en expliquant que je n’ai pas réussi, je vais passer pour un abruti. Bon. Donc, alors, mon grand-père, comment il faisait, j’ai dit ? Prendre dans la main, fracasser la tête contre la pierre etc. Bon. Bon. Bonbonbonbonbonbon.

J’ai fait ma petite affaire très vite, avec des mouvements rapides et convulsifs. J’ai tout mis dans le trou et je l’ai rebouché et je suis rentré à la maison pour aller me laver les mains car j’avais du sang partout. Oui car j’avais oublié un détail : mon grand-père, avant de fracasser le crâne des chatons contre la pierre, il enroulait la bête dans un torchon pour que ça ne gicle pas partout. Et pour ne pas voir le résultat, aussi. Moi, ça a giclé partout, et j’ai bien vu le résultat. Je dis pas que j’ai fait des cauchemars après, mais enfin c’était bien dégueulasse.

Les chats, décidément, c’est que des ennuis.