« Comment
ça, la télévision ? »
« Oui.
Elle est toujours allumée… »
« C’est
vrai. D’ailleurs les images qu’elle diffuse sont incroyables ! »
« Trash
T.V. »
« Comme
un commentaire complètement décalé de ce qui se passe dans
l’appartement… »
« Complètement.
C’est ça. »
« On
aurait dû y penser plus tôt… »
« C’est
certain. Mais comme on ne peut pas passer à côté, on en parlera demain. »
« Oui.
Demain on en parlera. »
« Une
sorte d’improvisation, quoi. »
« J’allais
le dire ! »
C’est
un repas. C’est un repas à caractère professionnel. Je participe, à deux pas du
collège où je suis employé, à une formation qui se destine aux enseignants, mes
semblables, dans le cadre d’une opération appelée « Lycéens au cinéma ». Il s’agit de proposer, à des collègues de
toutes les disciplines, des « outils pédagogiques », des « pistes
de travail » pour aborder le film en classe. Ce film s’intitule « Fish Tank ». C’est un film anglais
réalisé en 2009 par Andrea Arnold. Il décrit le quotidien agité d’une
adolescente, déscolarisée et dénigrée par sa famille, qui rêve de devenir
danseuse de hip-hop et va vivre sa première expérience amoureuse avec l’amant
de sa mère. En dépit de tous ces handicaps, c’est un film remarquable.
« …Et
vous avez sans doute noté, Mesdames et Messieurs, l’importance de la télévision
à l’intérieur du dispositif filmique que déploie la cinéaste pour capter le
quotidien de cette famille anglaise. »
Faible
rumeur dans la salle. Un acquiescement mou se laisse un peu désirer.
« Pas plus tard qu’hier soir, Hrundi et
moi-même énumérions les différentes émissions dont nous apercevons quelques
images lors des séquences se déroulant dans le salon familial ou bien encore
dans la chambre de la jeune héroïne. De nombreux exemples vous viennent sans
aucun doute… »
La
rumeur monte, puis une voix se dégage du marécage sonore inintelligible :
« Ben c’est sûr qu’il y a tous ces clips
de rap et de hip-hop atrocement vulgaires ! Au jour d’aujourd’hui, ça n’a
vraiment rien d’étonnant… »
« Rien !
C’est un bon exemple ! D’autres remarques ? »
C’est
un grondement qui résonne à présent dans la salle dont plusieurs voix s’échappent
presque distinctement :
« On
en parlait là, avec les collègues, et c’est vrai qu’on a envie de dire qu’il y
a également tous ces reportages sur les animaux des stars qui sont absolument aberrants,
non ? »
« Mais
absolument ! D’autres exemples ? Je suis sûr que… »
Un orage
verbal éclate alors :
« Ces
émissions continuelles abordant la prostitution en Russie sont formellement
répugnantes!? Et si vous voulez notre avis, il est parfaitement révoltant que
de telles images soient laissées à portée de regard de la jeunesse ! »
« Parfaitement
d’accord ! Nous sommes parfaitement d’accord avec vous ! N’est-ce pas
Hrundi ? Ne me disais-tu pas hier que tu avais de ton côté remarqué ce
type tout nu avec une cagoule de catcheur mexicain qui gesticule bizarrement pendant
la scène où la jeune héroïne et son beau-père se disputent ? »
« C'est-à-dire
que… Je… Moui. C’est vrai qu’il y a ce type qui… Enfin, il est… Il ne porte
aucun vêtement effectivement. Et alors forcément avec cette… cagoule, on ne
peut pas voir son visage. Et comme il saute sur place avec… Je dirais avec
frénésie… Eh bien on remarque son… Enfin, c’est vrai qu’il attire l’attention…
Non ? »
« … »
« Quelle
séquence, tu dis ? »
« C’est
vrai ! De quelle séquence parlez-vous ? »
« Moi
je n’ai rien vu de tel ! »
« Moi
non plus. »
« Vous
êtes formateur ? »
La
rumeur a repris de plus belle, mais de manière feutrée pour ne pas dire
sournoise. Tous les regards convergent vers moi. On me regarde alors qu’on se
penche vers ses voisines et voisins pour leur glisser des choses à l’oreille.
Des choses qui finissent par rapidement m’obséder. Certains rient sous cape. Je
les vois. Pas la peine de mentir. D’autres écarquillent les yeux dans ma
direction en faisant de petits gestes, à priori perfides, dont je ne saisis que
mal le sens réel. D’autres, enfin, prennent silencieusement des notes sur de
minuscules carnets en moleskine en me fixant épisodiquement avec de petits yeux
freudiens cruels tout en dodelinant régulièrement de la tête. Les parois de la
salle semblent se refermer sur moi. J’ai du mal à respirer. Je suffoque. Je me
sens comme un poisson hors de l’eau, à cette différence près que je me noie
sans me débattre un seul instant. Entre deux colossales perles de sueur, mes
yeux brûlants se figent de stupeur : tous les stagiaires portent la
cagoule noire et blanche de Rey Mysterio,
mon champion préféré de Lucha Libre,
ou bien ? Non, non, non. Ce n’est pas possible. Je sais bien que la
popularité de celui qui se fait aussi appeler Super Mystico ou encore Super
Nino est quasi-nulle dans la région de Clermont-Ferrand. Je ne me suis
jamais fait d’illusion là-dessus. Je ferme les yeux. Je tente de retrouver mon
souffle. Je suis en proie à une crise aigüe de paranoïa rien de plus. Pas la
peine d’en faire une maladie !
« Hrundi ?
Hrundi, tu es certain que… Enfin, c’est bien dans ce film… On parle de
« Fish Tank », là ?
N’est-ce pas ? »
« Hum…
Je crois. »
En
fin de journée, j’épluche les « fiches-bilans » remplies comme de
coutume par les enseignants. Dans la rubrique « remarques diverses »,
plusieurs collègues demandent mon nom. Trois d’entre eux affirment être parents
d’élèves et souhaiteraient savoir quelle matière j’enseigne et, surtout, dans
quel établissement. Deux autres réclament mon numéro de téléphone tout en ayant
préalablement laissé les leurs. C’est une plaisanterie. Du moins c’est ce qu’il
me semble…
Des petits yeux freudiens... rh rh rh !
RépondreSupprimerRey Mysterio est un type épatant dont je ne te parle pas assez...
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