« Ah.
Et c’est quoi comme marque ? »
« Doberman.
J’achète toujours allemand. »
Que
dire ?
« Du
solide ? »
« Et
du fonctionnel ! Avant l’arrivée de Cujo – oui, j’ai toujours été fan de
Stephen King – nous avions été cambriolés cinq fois en deux ans ! Depuis
six mois c’est le calme plat. »
Bon
sang, mais que dire ??
« Efficace !
Et… il reste toujours à l’intérieur ? »
« Non.
Pourquoi ? »
« Ben
tu m’en a beaucoup parlé mais je ne l’ai pas vu ce soir. »
« C’est
marrant ça… C’est vrai, d’habitude il est toujours dans nos
pattes. Surtout pour une occasion pareille.»
C’est
l’été. C’est un merveilleux soir d’été. C’est un barbecue entre collègues du
collège où je suis employé. C’est une suite ininterrompue de babillages divers
dans le jardin du professeur d’allemand qui nous a invités sous le sympathique
prétexte de ne pas attendre la rentrée pour avoir l’occasion de tous nous
revoir.
« Cujo !
Cujo ?! »
« Laisse.
Il doit s’être endormi quelque part. »
« Cujo ?
Endormi ? Tu rigoles ! »
« … »
« Chéri ?
Tu as vu Cujo ce soir ? »
« Ah,
ça n’est pas le moment de penser au chien ! Tu es impossible avec ton
clébard ! Bon, j’espère que vous avez faim : voilà les
merguez ! »
« AAAAH ! »
général de satisfaction lorsque le plat copieusement garni apparaît… à l’instar
de Cujo, émergeant tout frétillant des broussailles.
« Oh !
Mon Dieu ! Cujo !! »
« Qu’est-ce
qu’il a entre les dents ? »
« On
dirait… »
« Ah !
Il le pose sur mes godasses ! Non… »
« Ouah !
C’est bien dégueu ! »
« C’est
ce que je crois ? »
« Putain,
c’est le chihuahua de la voisine ! »
« C’est
Pollux ça ? »
« Ce
qu’il en reste. »
« Pas
grand-chose… »
« Je
crois que je vais vomir. »
« Il
est carrément dangereux votre molosse, là ? Non ? »
« Qu’est-ce
qu’on fait ? »
« Comment
ça ? »
« Ben
avec le clebs mort, là ? Qu’est-ce qu’on fait ? »
C’est
l’été. C’est un abominable soir d’été. C’est la panique entre collègues. Nous
sommes blafards. Cinq convives blafards se regardent dans le crépuscule. Cinq
matières sont représentées. L’éducation physique et sportive, les sciences de
la vie et de la terre, l’anglais, les arts plastiques et, bien entendu, l’allemand.
Un conseil pédagogique extraordinaire se met en place afin d’aborder l’épineuse
question de l’aveu pourtant familière à toute personne se targuant d’éduquer
son prochain. Les débats ne s’éternisent pas.
« Je
ne pourrais jamais aller avouer à cette vieille dame que son chienchien adoré a
été… s’est fait… n’est plus de ce monde. Du moins pas sous la forme qui lui a
donné tant de joie. Elle va faire une attaque ! Pire ! Elle va
exiger que je fasse piquer Cujo ! Les cambriolages vont reprendre. Et ce
sera de nouveau l’enfer dans ce quartier ! »
« Vous
la connaissez bien ? »
« La
voisine ? Pas encore assez pour la détester. »
« Suffisamment
pour la trouver sympa. »
« Bon !
Il faut agir vite ! Christelle, toi qui dépiaute des grenouilles à
longueur de temps, tu dois t’y connaître en cadavres, non ? Tu vas nous
nettoyer cette merde, d’ac ? »
« … »
« Hrundi ?
Accompagne-là. Et arrange-toi pour laisser parler ton côté artiste : donne
lui bonne mine, qu’il ait l’air d’avoir fait une crise cardiaque sous le coup
d’un bonheur trop intense.»
« … »
« Sophie,
décroche le téléphone et appelle la voisine : raconte-lui que tu es
anglaise et complètement perdue. Tu n’as qu’à lui baragouiner que tu cherche
une adresse dans le quartier : l’essentiel c’est de la tenir éloignée du
jardin. »
« … »
« Georges,
avec ton survêtement et tes Nike tu vas nous escalader le mur comme
personne : attrape le clebs, et dépose-le dans sa niche. Elle est à
gauche du cerisier, le long du mur mitoyen. »
« … »
Tous
nous nous affairons autour du cadavre sanguinolent de Pollux. Tous nous nous
exécutons un quart d’heure durant. Chacun fait son office. Un plan sans accrocs
se déploie en silence. Un complot est en marche. C’est un mystérieux soir
d’été. C’est une cabale entre collègues. Nous nous déplaçons en silence dans le
crépuscule pour accomplir d’étranges rituels. Après que Christelle ait nettoyée
au champoing antipelliculaire et à grande eau la fourrure un rien défraîchie de
ce qui fût Pollux, je passe le tout au sèche-cheveux durant cinq bonnes
minutes… C’est le plus pimpant des cadavres que nous confions aux bons soins de
Georges qui, déjà, disparaît par-dessus le mur du jardin… pour revenir cinq
minutes plus tard.
Et
puis la vie reprend ses droits. Nous
mangeons et buvons à satiété. Certains entonnent même des airs paillards qui
détonnent dans la calme sérénité nocturne retrouvée. C’est une sacrée nouba qui
va et vient de part et d’autre de la table comme pour conjurer la mort si
proche. Jusqu’à ce que le bruit strident de la sonnette de la porte d’entrée
retentisse et vienne soudainement glacer les cœurs comme les âmes.
« Je
vais… ouvrir », nous prévient notre hôte.
Alors,
tous, nous nous levons pour le suivre, le soutenir, car tous nous savons qui
attend à la porte d’entrée. Ca ne peut être qu’elle. Elle sait tout. Elle nous
tient. Elle ne nous lâchera plus. Jamais. Les masques s’apprêtent à tomber. La honte
va s’abattre sur nous. Nous voilà de retour dans nos peaux adolescentes. Nous
voilà en proie à la culpabilité d’avoir été méchants et de ne pas l’avoir
reconnu. Nous étions de fiers enseignants il y a si peu encore, mais voici que
cinq lâches trainent maintenant des pieds à travers le salon, accablés par le
poids d’une veulerie sans nom.
La
porte s’ouvre. Et nos cœurs cessent de battre quelques secondes comme s’ils en
avaient perdu tout simplement le goût.
« Bonsoir… »
C’est
elle ! C’est bien elle bon sang de bois ! Je crois que j’avais espéré
jusqu’au bout. Je crois que tous nous avions espéré jusqu’au bout que nous nous
fourvoyions, que nous faisions fausse route. Mais hélas – trois fois
hélas ! – il n’en est rien !
« Je…
Je suis désolé de vous déranger à une heure pareille mais j’ai… Voilà, je vis
toute seule chez moi comme vous le savez. Mon unique compagnie, mon seul petit
bonheur c’est… Enfin c’était… Je ne sais comment vous le dire. Vous allez
penser que… Bref, je me lance : mon chien Pollux est mort… »
« A
ce propos… », interrompt notre hôte avant d’être lui-même interrompu.
« …il
y deux jours. »
« Pardon ? »
« Il
y a deux jours, j’ai trouvé mon chien mort dans le salon. Je l’ai enterré dans
le jardin… Mais ce soir, lorsque je suis sorti faire quelques pas, je me suis
aperçu que le trou dans lequel je l’avais mis en terre était béant ! Je ne
sais pas pourquoi, je me suis précipitée en direction de sa niche et je l’y aie
trouvé, si calme… Si… propre. Il était véritablement… soyeux. Il avait
l’air de dormir. Paisiblement. Comme vous m’aviez dit que vous invitiez votre
collègue de biologie ce soir, je me suis permise de venir demander un avis. Et
si vous aviez un verre de quelque chose de fort par la même occasion, je crois
que je l’accepterais de bon cœur. »
« La
même chose pour moi s’il te plaît », demande Christelle qui va devoir
trouver dans les plus brefs délais une sorte d’explication à ce qui semble
n’être rien d’autre qu’inexplicable.
C’est
la fin de l’été. C’est une surprenante fin de soirée de fin d’été. C’est une
suite de mystifications qui, elle, semble ne pas avoir de fin. C’est une fin de
soirée entre collègues autour d’une vielle dame, d’un peu de whisky et de
quelques mensonges. Christelle réclame un deuxième verre…
... ça alors...
RépondreSupprimerDingue non ?!
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