lundi 17 septembre 2012

Simetierre.


« Ah. Et c’est quoi comme marque ? »
« Doberman. J’achète toujours allemand. »
Que dire ?
« Du solide ? »
« Et du fonctionnel ! Avant l’arrivée de Cujo – oui, j’ai toujours été fan de Stephen King – nous avions été cambriolés cinq fois en deux ans ! Depuis six mois c’est le calme plat. »
Bon sang, mais que dire ??
« Efficace ! Et… il reste toujours à l’intérieur ? »
« Non. Pourquoi ? »
« Ben tu m’en a beaucoup parlé mais je ne l’ai pas vu ce soir. »
« C’est marrant ça… C’est vrai, d’habitude il est toujours dans nos pattes. Surtout pour une occasion pareille.»

C’est l’été. C’est un merveilleux soir d’été. C’est un barbecue entre collègues du collège où je suis employé. C’est une suite ininterrompue de babillages divers dans le jardin du professeur d’allemand qui nous a invités sous le sympathique prétexte de ne pas attendre la rentrée pour avoir l’occasion de tous nous revoir. 

« Cujo ! Cujo ?! »
« Laisse. Il doit s’être endormi quelque part. »
« Cujo ? Endormi ? Tu rigoles ! »
« … »
« Chéri ? Tu as vu Cujo ce soir ? »
« Ah, ça n’est pas le moment de penser au chien ! Tu es impossible avec ton clébard ! Bon, j’espère que vous avez faim : voilà les merguez ! »

« AAAAH ! » général de satisfaction lorsque le plat copieusement garni apparaît… à l’instar de Cujo, émergeant tout frétillant des broussailles.

« Oh ! Mon Dieu ! Cujo !! »
« Qu’est-ce qu’il a entre les dents ? »
« On dirait… »
« Ah ! Il le pose sur mes godasses ! Non… »
« Ouah ! C’est bien dégueu ! »
« C’est ce que je crois ? »
« Putain, c’est le chihuahua de la voisine ! »
« C’est Pollux ça ? »
« Ce qu’il en reste. »
« Pas grand-chose… »
« Je crois que je vais vomir. »
« Il est carrément dangereux votre molosse, là ? Non ? »
« Qu’est-ce qu’on fait ? »
« Comment ça ? »
« Ben avec le clebs mort, là ? Qu’est-ce qu’on fait ? »

C’est l’été. C’est un abominable soir d’été. C’est la panique entre collègues. Nous sommes blafards. Cinq convives blafards se regardent dans le crépuscule. Cinq matières sont représentées. L’éducation physique et sportive, les sciences de la vie et de la terre, l’anglais, les arts plastiques et, bien entendu, l’allemand. Un conseil pédagogique extraordinaire se met en place afin d’aborder l’épineuse question de l’aveu pourtant familière à toute personne se targuant d’éduquer son prochain. Les débats ne s’éternisent pas.

« Je ne pourrais jamais aller avouer à cette vieille dame que son chienchien adoré a été… s’est fait… n’est plus de ce monde. Du moins pas sous la forme qui lui a donné tant de joie. Elle va faire une attaque ! Pire ! Elle va exiger que je fasse piquer Cujo ! Les cambriolages vont reprendre. Et ce sera de nouveau l’enfer dans ce quartier ! »
« Vous la connaissez bien ? »
« La voisine ? Pas encore assez pour la détester. »
« Suffisamment pour la trouver sympa. »
« Bon ! Il faut agir vite ! Christelle, toi qui dépiaute des grenouilles à longueur de temps, tu dois t’y connaître en cadavres, non ? Tu vas nous nettoyer cette merde, d’ac ? »
« … »
« Hrundi ? Accompagne-là. Et arrange-toi pour laisser parler ton côté artiste : donne lui bonne mine, qu’il ait l’air d’avoir fait une crise cardiaque sous le coup d’un bonheur trop intense.»
« … »
« Sophie, décroche le téléphone et appelle la voisine : raconte-lui que tu es anglaise et complètement perdue. Tu n’as qu’à lui baragouiner que tu cherche une adresse dans le quartier : l’essentiel c’est de la tenir éloignée du jardin. »
« … »
« Georges, avec ton survêtement et tes Nike tu vas nous escalader le mur comme personne : attrape le clebs, et dépose-le dans sa niche. Elle est à gauche du cerisier, le long du mur mitoyen. »
« … »

Tous nous nous affairons autour du cadavre sanguinolent de Pollux. Tous nous nous exécutons un quart d’heure durant. Chacun fait son office. Un plan sans accrocs se déploie en silence. Un complot est en marche. C’est un mystérieux soir d’été. C’est une cabale entre collègues. Nous nous déplaçons en silence dans le crépuscule pour accomplir d’étranges rituels. Après que Christelle ait nettoyée au champoing antipelliculaire et à grande eau la fourrure un rien défraîchie de ce qui fût Pollux, je passe le tout au sèche-cheveux durant cinq bonnes minutes… C’est le plus pimpant des cadavres que nous confions aux bons soins de Georges qui, déjà, disparaît par-dessus le mur du jardin… pour revenir cinq minutes plus tard.

Et puis la vie  reprend ses droits. Nous mangeons et buvons à satiété. Certains entonnent même des airs paillards qui détonnent dans la calme sérénité nocturne retrouvée. C’est une sacrée nouba qui va et vient de part et d’autre de la table comme pour conjurer la mort si proche. Jusqu’à ce que le bruit strident de la sonnette de la porte d’entrée retentisse et vienne soudainement glacer les cœurs comme les âmes.

« Je vais… ouvrir », nous prévient notre hôte.

Alors, tous, nous nous levons pour le suivre, le soutenir, car tous nous savons qui attend à la porte d’entrée. Ca ne peut être qu’elle. Elle sait tout. Elle nous tient. Elle ne nous lâchera plus. Jamais. Les masques s’apprêtent à tomber. La honte va s’abattre sur nous. Nous voilà de retour dans nos peaux adolescentes. Nous voilà en proie à la culpabilité d’avoir été méchants et de ne pas l’avoir reconnu. Nous étions de fiers enseignants il y a si peu encore, mais voici que cinq lâches trainent maintenant des pieds à travers le salon, accablés par le poids d’une veulerie sans nom.

La porte s’ouvre. Et nos cœurs cessent de battre quelques secondes comme s’ils en avaient perdu tout simplement le goût.

« Bonsoir… »

C’est elle ! C’est bien elle bon sang de bois ! Je crois que j’avais espéré jusqu’au bout. Je crois que tous nous avions espéré jusqu’au bout que nous nous fourvoyions, que nous faisions fausse route. Mais hélas – trois fois hélas ! – il n’en est rien !

« Je… Je suis désolé de vous déranger à une heure pareille mais j’ai… Voilà, je vis toute seule chez moi comme vous le savez. Mon unique compagnie, mon seul petit bonheur c’est… Enfin c’était… Je ne sais comment vous le dire. Vous allez penser que… Bref, je me lance : mon chien Pollux est mort… »
« A ce propos… », interrompt notre hôte avant d’être lui-même interrompu.
« …il y deux jours. »
« Pardon ? »
« Il y a deux jours, j’ai trouvé mon chien mort dans le salon. Je l’ai enterré dans le jardin… Mais ce soir, lorsque je suis sorti faire quelques pas, je me suis aperçu que le trou dans lequel je l’avais mis en terre était béant ! Je ne sais pas pourquoi, je me suis précipitée en direction de sa niche et je l’y aie trouvé, si calme… Si… propre. Il était véritablement… soyeux. Il avait l’air de dormir. Paisiblement. Comme vous m’aviez dit que vous invitiez votre collègue de biologie ce soir, je me suis permise de venir demander un avis. Et si vous aviez un verre de quelque chose de fort par la même occasion, je crois que je l’accepterais de bon cœur. »
« La même chose pour moi s’il te plaît », demande Christelle qui va devoir trouver dans les plus brefs délais une sorte d’explication à ce qui semble n’être rien d’autre qu’inexplicable.

C’est la fin de l’été. C’est une surprenante fin de soirée de fin d’été. C’est une suite de mystifications qui, elle, semble ne pas avoir de fin. C’est une fin de soirée entre collègues autour d’une vielle dame, d’un peu de whisky et de quelques mensonges. Christelle réclame un deuxième verre…




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