jeudi 8 décembre 2011

Le noble art du baby-foot


Je dois avouer, au risque de me couvrir de ridicule, que j’ai une passion dévorante pour le baby-foot.

Et en vérité, quelle noble et singulière activité que le baby-foot. Pratiqué collectivement dans les bars, opposant aussi bien des gens qui se connaissent que des inconnus rencontrés au hasard d’une soirée, il est résolument populaire : on ne verra en effet pas de baby-foot dans un bar-lounge à cocktail. On le trouve, pour reprendre cette amusante nomenclature, plutôt dans les bars marron que dans les bars blancs. Il est à notre époque une survivance d’un passé récent mais quasi-révolu. Le terme « baby-foot » fait résonner en écho des mots désuets tels que Picon, Viandox, Tiercé ; il évoque un troquet miteux mais sympathique dans les années 70. Quand on joue au baby-foot, on se croit dans un film de Joël Seria.

Bon, je ne sais pas pour les autres, mais moi, quand je joue au baby-foot, je me crois dans un film de Joël Seria. Je fais ce que je veux, quand même, non ? Bon.

Mais le baby-foot, c’est aussi la jeunesse, la fraîcheur, l’insouciance. En effet, l’âge d’or du baby-foot dans la vie d’un homme, c’est le lycée. On le découvre émerveillé en classe de seconde en même temps que les bars. On regarde les lycéens plus âgés y jouer avec admiration. On s’y met progressivement. On apprend quand on est en première. On court au bar d’en face pour jouer avec ses petits camarades pendant la récréation, quand on fait sauter les cours ou lors des grèves pendant que les naïfs vont manifester. Et on arrive en terminale en pleine possession de ses moyens techniques pour disputer des parties acharnées sous les yeux émerveillés des jeunes élèves de seconde que l’on regarde avec bienveillance et fierté. Et puis on a le bac.

Arrive alors la fac. Et là, le baby-foot perd du terrain. L’étudiant se prend de nouvelles passions : l’alcool, le sexe, la drogue… certain se consacrent même à leurs études. Ils jouent bien encore de temps en temps au baby, mais ils ont tellement à faire. Et le baby-foot, comme toute activité de haut niveau, est exigeant. Si l’on ne s’entraîne pas, on perd en vitesse, en technique. Et puis disons-le, l’étudiant croise dans les bars des gens de son âge qui demeurent bons au baby-foot, voire qui ont progressé depuis le lycée, des gens qui en sont resté à l’adolescence, qui ne font que peu ou pas d’études, qui commencent à être marqués par l’alcool. Ceux-là ont toujours le feu sacré et la maîtrise du baby-foot, mais cela a un prix et l’étudiant se demande si cela est souhaitable.

Arrive ensuite ce que l’on appelle à la télévision la « vie active ». On travaille, on s’emmerde, on prend femme, on se reproduit, on a de graves préoccupations. Le baby-foot est bien loin. On aperçoit parfois à travers la vitre d’un bar des étudiants qui font une partie, feignant en riant de se retrouver au lycée. On aperçoit même par la vitre, parfois, un de ses anciens camarades de lycée qui a désormais résolument une trogne d’alcoolique et qui n’a pas fait grand-chose depuis le bac à part jouer au baby-foot. Il a atteint un niveau technique surnaturel. Il fait avec la balle des figures qui défient les lois de la gravité. Un tel degré de maîtrise dans n’importe quel autre domaine lui garantirait réussite et considération au sein de la société. Mais la passion du baby-foot est une amante jalouse. Un maître du baby-foot est condamné à rester un paria et ne recevra de considération que d’autres maîtres du baby-foot. Triste destin.


Ma relation au baby-foot a pris récemment un tournant étrange. J’en étais arrivé à la dernière étape de la carrière d’un joueur : la vie active, en couple, professionnelle, pas le temps de jouer au baby-foot, etc. quand j’eus l’opportunité de suivre une formation professionnelle d’un an. Bien qu’ayant près de 40 ans, j’allais me retrouver avec d’autres gens à aller en cours six heures par jour pendant toute une année. J’allais, en un sens, retourner au lycée.

Le premier jour de ma formation, je suis heureux et à peine surpris quand je découvre dans le foyer de l’institut qui m’accueille un baby-foot en parfait état de marche. Je m’en approche timidement. D’autres hommes que je ne connais pas encore font comme moi. Nous tournons autour de l’objet en discutant de choses et d’autres. Une main se pose timidement sur une poignée, une autre main joue avec une des balles avec l’air de ne pas y toucher, une troisième main fait glisser, comme naguère, les rondelles de plastique qui servent à marquer les points. Quelqu’un crève l’abcès : « eh les mecs, et si on faisait une partie ? ».

Quelques mois plus tard, je poursuis toujours ma formation, mais ce qui m’enthousiasme chaque matin pour aller à l’institut, c’est le baby-foot. Tel une madeleine de Proust trempée dans un Picon-bière, le baby-foot nous a ramenés, mes petits camarades et moi, au temps du lycée. Nous avons retrouvé l’enthousiasme et l’insouciance de la jeunesse, mais notre maturité et notre expérience nous a conduit à formaliser cette passion renaissante sous la forme d’un tournoi. La compétition fait rage, on retrouve des réflexes oubliés, on discute doctement des règles, on débat de questions techniques – pissettes, demis et tremis, règles des gamelles – les passions s’exacerbent.

Le tournoi a commencé par une phase de poules ; un tirage au sort a déterminé quelles équipes – composée de 2 personnes – s’affronteraient. Un premier tri a commencé à se faire entre ceux qui étaient bons au lycée et ceux qui ne l’étaient pas : on ne s’improvise pas joueur de baby-foot à 35 ans. Seule une élite est arrivée en quart de finale. À ce niveau de la compétition, on commence à s’inquiéter de ses adversaires, on étudie les tactiques, on tente de déceler les faiblesses, on s’entraîne entre les cours. Les esprits s’échauffent.

Mon partenaire Bernard et moi faisons un très beau tournoi : invaincus en phase de poules, nous avons fini premiers de notre groupe. J’estime, ma modestie dut-elle en souffrir, avoir particulièrement bien joué à mon poste de défenseur. J’ai encaissé bien peu de but : certains m’ont même surnommé « la Muraille » (si !). Des gens à qui je n’ai jamais adressé la parole viennent me féliciter pour mon dernier match et me souhaiter bonne chance pour la suite. Nous remportons notre match de quart et sommes la première équipe à nous qualifier pour les demi-finales. L’enthousiasme pour ce tournoi au sein de l’institut est aussi grotesque qu’amusant. La pression monte.

L’équipe que nous devons affronter en demi-finale est composée des mes jeunes camarades Clémentine et Élyse. Leur équipe est sortie victorieuse de la phase de poule et a créé la surprise en battant en quart de finale une équipe que l’on rangeait parmi les favorites du tournoi. Elles compensent leur niveau technique assez faible par un grand enthousiasme et par une volonté farouche de montrer, je les cite, « que les filles aussi peuvent être bonnes au baby. » Fort bien.

Je suis en train de boire un café entre deux cours. Je réfléchis à ma carrière quand je suis interrompu dans ma rêverie par Clémentine. La jeune Clémentine, quoique féministe, est assez sympathique et très gaie. Nous devisons donc gaiement de choses et d’autres, mais il m’apparaît bientôt que Clémentine n’est pas là uniquement pour l’agrément de ma compagnie. Elle a quelque chose à me demander. Quelque chose de délicat. Elle tourne un peu autour du pot puis finit par me demander si je suis pour la parité homme-femme. C’est un sujet complexe et extrêmement glissant, surtout si l’on parle avec une féministe, et surtout si, au final, en gros, on est plutôt contre. Je m’en tire donc en répondant quelque chose de suffisamment vague pour être interprété comme on le souhaite. Elle enchaîne aussitôt :

Clémentine : Parce que, tu comprends, là, pour notre match de demi-finale, avec Élyse, on est un peu inquiètes.

Moi : Ah tiens, mais pourquoi ?

Clémentine : Ben parce que Bernard et toi, vous êtes meilleurs que nous au baby. On risque de perdre.

Moi : Bah, mais non, on n’est pas si bons. Et puis vous jouez pas si mal. Je vous ai vues. Non, non, ne t’inquiète pas.

Clémentine : Si. Vous êtes meilleurs que nous. On risque de perdre.

Moi : Ah. Bon. C’est un risque, c’est sûr. Mais c’est la glorieuse incertitude du sport.

Clémentine : Non. C’est injuste. De toute façon, vous les mecs, vous êtes plus forts, physiquement. Et le baby-foot, ce n’est qu’une question de force physique, tu es d’accord avec moi ?

Moi : Euh non. En fait non.

Clémentine : Tu n’es pas d’accord avec moi ? Tu penses que le baby-foot ce n’est pas qu’une histoire de force physique ?

Moi : Ben non. C’est plutôt une affaire de technique, de vitesse… et de chance, aussi. La force physique n’a rien à voir, à mon avis.

Clémentine : Si, la force physique fait tout. Mais bon. Peu importe. En tout cas, ce que je voulais dire, c’est qu’on est la dernière équipe de filles du tournoi. Il ne reste que des mecs. Les autres filles ont été battues. Or il est primordial pour des questions de parité qu’il y ait une équipe de filles en finale du tournoi. Tu es d’accord ?

Moi : Euh, non.

Clémentine (ne m’écoutant plus) : C’est pour ça que je venais te demander si tu accepterais de nous laisser gagner pour qu’on soit sûres d’aller en finale.

Alors là, je dois dire que je suis un peu étonné. Pour deux raisons. D’abord, il est quand même épatant qu’on vienne tout bonnement me demander avec un sérieux épiscopal de « me coucher », comme on dit dans le milieu de la boxe, dans le cadre d’un bête tournoi entre collègues. Ensuite, me dis-je, je suis un peu déçu qu’on me le demande comme ça, sans me menacer de me casser la gueule ou de me jeter dans le port avec les pieds coulés dans du béton… ou sans me proposer une contrepartie. Financière, par exemple. Je me renseigne finement :

Moi : Euh, il me manque des éléments pour décider, là. Tu me payerais combien ?

Clémentine : Pardon ?

Moi : Tu me payerais combien pour me coucher ? Je ne vais pas faire perdre mon équipe pour rien, tu comprends bien. Combien tu me donnes ?

Clémentine : Ah ben non, je ne te donne rien, c’est une question de parité. C’est parce que c’est important qu’il y ait une équipe de fille qui aille en…

Moi : Oui, oui, j’ai bien compris, mais moi, la parité, je suis contre.

Clémentine : Ah bon ?

Moi : C’est compliqué, on peut en parler, mais oui, je suis contre. Donc, non, je ne vous, laisserai pas gagner.

Je suis alors dépêtré de cette conversation grotesque grâce à une autre camarade qui a entendu notre discussion et qui vient dire à Clémentine qu’elle aussi elle est contre la parité, que les femmes devraient se débrouiller par elles-mêmes sans venir mendier etc. Un discours auquel je souscris assez, mais je me garde bien de revenir dans la conversation et je m’enfuis discrètement. Quelques jours plus tard, nous avons écrasé Clémentine et Élyse 10 à 2, nous qualifiant ainsi brillamment pour la finale.

Bernard et moi, galvanisés par notre qualification, avons entrepris de nous renseigner sur l’équipe que nous allions affronter en finale. Renseignement pris, nous apprenons que l’équipe adverse est un duo de zozos dépourvus de toute technique, mais qui ont adopté, avec succès jusque là, une tactique habile consistant à porter des chapeaux à fleurs et à hurler comme des bêtes sauvages d’un bout à l’autre du match pour décontenancer l’adversaire. Je les avais vu à l’œuvre : leurs victoires en matchs de poules relevaient de l’escroquerie, le fait qu’ils aient gagné en quart de finale était incompréhensible, leur victoire en demi-finale, un miracle pur et simple.

La finale approchant, les organisateurs du tournoi ont décidé, pour lui donner une solennité particulière, de la faire jouer lors d’une grande soirée costumée. Oui, une soirée costumée. Oui, je sais, je fais n’importe quoi. Oui je sais que je me trouve embringué dans des situations complètement grotesques. Je sais tout cela. C’est pas ma faute. C’est la vie. On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie.

Encore une soirée costumée. Je déteste les soirées costumées. J’en ai déjà parlé dans ces pages. Les soirées costumées, ça me tue. Et je suis sans arrêt obligé d’aller dans des soirées costumées. Sans arrêt. Obligé. Littéralement obligé puisque dans ce cas, pour pouvoir aller jouer la finale du tournoi, je dois aller à cette soirée. Et déguisé, bien sûr.

Les organisateurs ont choisi pour thème « Comics et bande dessinée ». Désireux de ne faire aucun effort pour chercher un costume, mais soucieux quand même de conserver de bonnes relations avec mes camarades de l’institut, j’opte pour une solution de déguisement sobre et élégante : un t-shirt à tête de mort, un pantalon de treillis noir et des rangers et me voici déguisé en Punisher, un héros de comics peu connu, un costume suffisamment discret pour paraître n’être quasiment pas déguisé.


Quand on arrive dans une soirée costumée, et je commence à avoir, à mon corps défendant, une certaine expérience en la matière, il est assez intéressant de recenser quels sont les déguisements qui reviennent le plus. Je suis le seul Punisher. La sortie récente du film de Steven Spielberg a causé chez les hommes la présence d’un nombre important de Tintins. Plus curieux, je constate que chez les femmes, le déguisement le plus courant est de loin Catwoman. Je croise justement mes anciennes adversaires Clémentine et Élyse dans cette tenue. Pourquoi Catwoman ? Pourquoi ?

Je déambule dans la soirée en sirotant une bière tiède dans un gobelet en plastique à la recherche des participants à la finale. Je tombe sur mon coéquipier Bernard qui a eu l’audace que je n’ai pas eue : il est venue habillé comme d’habitude en arguant que « les soirées costumées, ça le gave ». Il est rassurant d’avoir une telle communauté de pensée avec son coéquipier à l’approche d’un grand match. Nous trouvons enfin nos deux adversaires. La différence de style entre les deux équipes est patente : l’attaquant est déguisé en Albator, le défenseur en Iznogoud. Vous dire à quel point les soirées costumées me fatiguent.

Au terme d’un match long et épuisant ponctués de cris, de hurlements, de bravades et d’invectives, Bernard et moi remportons à l’arrachée le match et le tournoi sur le score serré de 10 à 9. Ma grotesque histoire de baby-foot culmine avec ce moment ou je me vois remettre déguisé en Punisher une coupe en plastique doré par une jeune femme déguisée en Schtroumpfette et serrer la main d’un Albator et d’un Iznogoud sous les applaudissements d’une salle pleine de Tintins et de Catwomans. Il y a des moments comme ça.

Epilogue. Je feuillette ce matin, ce que je ne fais pourtant jamais, le quotidien gratuit 20 minutes, et qu’est-ce que j’apprends dans un article de la rubrique high tech ? « Google tape fort à Paris. Le géant d’internet a inauguré ses nouveaux locaux dans un hôtel particulier du 9ème. Des banquettes colorées à l’effigie de la marque, des baby-foot qui claquent entre les mains d’ingénieurs vingtenaires, des frigos regorgeant de sodas importés, des sucettes en chocolat à volonté. L’esprit de la Silicon Valley hante les locaux flambant neufs de Google, inaugurés ce mardi rue de Londres. »

Le baby-foot, finalement, c’est pas ce que je croyais…




2 commentaires:

  1. Les bonnes femmes de maintenant ça vaut plus rien. Parlez moi des grand-mères, ça c'était des bonnes femmes !

    Une très vieille femme citant qui nous savons.

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  2. Le baby foot est bien un sport de qualité auquel je m'adonne et m'abandonne parfois. Mais le temps passant, les occasions semblent de raréfier....

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