dimanche 7 novembre 2010

Vigilante story



Nul besoin d’avoir lu Proust pour savoir qu’il n’est de déception sans attente, ni d’attente sans imagination. Prenons un exemple au hasard : le cas de Paridil Bakshi alors qu’il rentre chez lui après une bien calamiteuse soirée country comme il rentre parfois de la chasse, c'est-à-dire fourbu, contrarié et bredouille. Paridil s’est aperçu, au terme de ladite soirée, que s’il ne désirait pas pousser plus avant quelque forme d’exploration charnelle que ce soit avec Granamabar, la luxuriante créature qui l’avait entrainé sur la piste au son d’une guitare hawaïenne mourante, il ne désirait pas davantage être repoussé une fois encore par un représentant du beau sexe, qu’elle qu’il soit. Or cela s’était produit. C’était pourtant un Paridil presque confiant qui suçait délicatement un lexomil et se laissait bercer entre les bras puissants de cette belle femme de l’Ouest qu’était Granamabar, par ailleurs effectivement vendéenne d’origine. L’esprit enfiévré par le rythme lancinant d’une slide-guitare lointaine et de plus en plus embrumé par les vapeurs de sangria, Paridil vagabondait en pensée par les plaines infinies de contrées sauvages, où il se voyait couler des jours enfin tranquilles, elle coupant du bois à grands coups de hache, lui reprisant d’éclatantes chemises à carreaux. Mais alors même que notre homme commençait à envisager l’hypothèse d’une Granamabar ne pouvant que perdre la tête, serrée qu’elle était également par des bras astucieux, alors donc que Paridil réalisait mollement qu’il attendait tout de même quelque chose de ce moment social, et que, de fait, son imagination allait bon train, une nouvelle déception le frappa avec virulence lorsque Granamabar le repoussa – était-elle télépathe ? – pour lui confesser tout de go son manque d’entrain quant à la possible continuation de cette soirée sur la base d’une intimité plus marquée.
Paridil était à nouveau tout écrabouillé sous la cruelle santiag de la vie. Paridil n’avait en outre, et depuis fort longtemps déjà, plus aucun espoir d’échapper à la déception. Il y a toutefois une grande différence entre le fait d’être déçu parce qu’on espérait un évènement qui ne se produit pas, et le fait d’être au contraire désappointé lorsque qu’arrive ce qu’on avait espéré. Sachant cela, Paridil aurait aimé, simplement, cette fois-ci, que lui soit permit de goûter à la seconde hypothèse.

Une seule pensée le réconfortait : la perspective de la soirée plus riante du lendemain qui le verrait après le turbin franchir le seuil de la demeure de Mâdharasi, au bras de la reine des femmes en personne, avec une bonne demi-douzaine d’autres collègues, tous conviés par Pritish, époux de la sublime et accessoirement dieu-de-l’amour, à venir regarder à la télévision ce qu’on nomme « le Derby » dans la région de Ratnapura. Deux équipes de onze joueurs aux maillots bigarrés s’affrontent sur une vaste pelouse durant une joute de quatre vingt dix minutes que remporte celle des deux équipes qui a le plus souvent glissé une balle de cuir entre deux poteaux défendus par l’équipe adverse. Au centre des impôts de Ratnapura, ce type de spectacle rencontre un vif succès et compte plus d’un amateur éclairé. Paridil étant notoirement de ceux-là.

Or ce même soir, à quelques kilomètres d’un Paridil tout vermoulu, Mâdharasi et Pritish rentraient également d’une soirée non moins dansante : « tango argentin à la salle des fêtes Guy Marchand ». Après s’être défait de leurs atours respectifs de reine des femmes et de dieu de l’amour en goguette, leurs esprits encore vacillants sous l’emprise durable du rythme syncopé que le continent sud-américain avait toute une soirée durant fait résonner à leurs oreilles, les époux, encore en proie à l’excitation bien connu que procure la danse de salon pratiquée avec adresse, décidèrent que la nuit était jeune et… qu’un petit moment avachis devant la télévision tombait sous le sens. Ce fût tout d’abord Pritish qui s’en aperçut, Mâdharasi ne hurla néanmoins qu’un court laps de temps après lui : s’ils avaient parfaitement réussi à poser sans manière leurs deux séants sur leur canapé, le faire devant leur téléviseur n’était plus du domaine du possible tant il leur apparut évident que celui-ci avait disparu ! Un frénétique examen du salon ainsi que des pièces voisines les amenant non sans une certaine rudesse à la douloureuse conclusion du cambriolage…

La nouvelle fit promptement le tour du centre des impôts de Ratnapura dès le lendemain à la première heure. Elle perdit en s’ébruitant de la sorte son statut de simple « nouvelle » pour accéder à celui d’ « affaire ». Et ce statut là ce n’est pas rien à Ratnapura, ce qui est bien peu dire. Et si c’est peu dire, ce n’est pas rien. Somme toute. Oui, une véritable « affaire » ne pouvait que constituer un statut plus qu’envié dans une ville aussi remarquablement tranquille que l’est la débonnaire sous-préfecture de la Loire !

Lorsqu’il prit connaissance des éléments les plus saillants de l’affaire, le sang de Paridil ne fit d’abord qu’un tour ! D’obscures et veules créatures avaient osés profaner la sainte demeure de la déesse ! Les formidables pleutres avaient œuvré à leur triste besogne à la faveur de l’obscurité d’une nuit sans lune comme de l’absence du couple béni ! Et là, tels d’infâmes cloportes, ils avaient fait main basse sur diverses verroteries, fruits des offrandes régulières que les simples mortels tel que Paridil disposaient en corolles sur des autels de fortune, étagères ou commodes, et en hommage au couple exemplaire qui les invitaient de temps en temps à partager qui un apéritif, qui un dîner, qui une soirée-télé. C’est alors que vint à l’esprit de Paridil la plus sinistre des conclusions : parmi les objets qui avaient été dérobé sans plus de chichi par les infâmes, figurait la télévision et le décodeur magique qui devaient le soir même permettre à Paridil de suivre le Derby dans les voluptueuses exhalaisons du parfum de Mâdharasi. Cette véritable fête des sens semblait tout à coup compromise. Mâdharasi le confirma à Paridil lorsque ce dernier vint lui présenter ses hommages du matin et l’assurer de tout son soutien dans l’épreuve qu’elle et son si suave époux traversaient avec tant de cette dignité que le tout Ratnapura leur enviait. S’ils avaient besoin d’un ami, Paridil était justement libre ce soir… Mais non, ce n’était pas la peine qu’il se dérange, le père de Pritish – serrurier de son état – venait pour constater l’étendue des dégâts et réparer ce qui pourrait l’être. Mais ça ne le dérangeait pas du tout, Paridil, au contraire, il aurait même été plus que ravi de rencontrer le beau-père de Mâdharasi, un homme d’une grande qualité sans nul doute, et qui devait, c’était certain, gagner à être connu, non ? Non, vraiment, il était très gentil Paridil – trop peut-être – et Mâdharasi souhaitait un peu d’intimité pour renouer les fils un rien effilochés de son quotidien. N’y aurait-il pas d’autres Derbys suggéra-t-elle ? Assurément, assurément acquiesça sans conviction un Paridil bien contrarié. Car qu’y-a-t-il de plus contrariant, de moins avoué – et de plus banal par ailleurs – que ces menus calculs qui consistent à miser sur les inclinaisons plus ou moins indécises, plus ou moins fermes, des uns et des autres pour nous avancer dans nos plans alambiqués, nos combinaisons secrètes, nos attentes immenses. Paridil avait misé gros sur cette soirée. Il avait dit « banco ! » car il en avait besoin pour se refaire une cerise qui commençait sérieusement à se gâter. Et voilà qu’un coup du sort déjouait ses plans, éventait ses combinaisons, décevait ses attentes une fois de plus, une fois de trop.

Qui étaient donc ces serpents qui avaient parachevé la désolante ruine de Paridil-l’homme-sans-vice mais non sans colère ! Cette dernière monta en lui comme le mercure dans un thermomètre égaré dans un haut-fourneau…



Paridil rentra à pieds chez lui ce soir là. Il était colère comme on le sait et avait par ailleurs tout le temps nécessaire à une bonne marche dont il espérait qu’elle parviendrait à le calmer un peu. Mais rien ne semblait y faire. C’était vrai, quoi : de nos jours les gens ne se respectaient plus les uns les autres. Se faire détrousser chez soi comme au coin d’un bois était inadmissible. Une fraction de seconde, Paridil se demanda si les bois avaient des coins, puis il soliloqua de plus belle ! S’il avait été là, face à ces voyous, ces fripouilles, cette engeance scélérate, il leur aurait montré de quel bois il se chauffait, Paridil ! La canaille aurait filé doux ! Quelqu’un devait se dresser face à la forfaiture dans laquelle glissait chaque jour un peu plus une société décadente qui ne savait plus protéger ses administrés ! Tout à ces pensées et alors qu’il s’apprêtait à tourner au coin de la rue de Ganesh, Paridil heurta ce que l’on nomme à Ratnapura « un jeune ». Celui-ci possédait en effet tous les signes extérieurs de son espèce : survêtement bigarré, baskets de marque donc de prix, capuche assortie et épaules savamment voutées afin de pouvoir y introduire une partie non négligeable du cou et de la tête. Le « jeune » s’excusa promptement.

« Wow, s’cuse-moi, m’sieur… Y’a pas d’mal ? »

Paridil, subitement confronté à l’ineffable énigme du réel, s’excusa lui aussi et de prime abord comme par réflexe, puis, alors que le « jeune » poursuivait son chemin, notre homme, tâtant sa veste, réalisa que son portefeuille avait disparu ! C’en était trop ! La ville, sa ville ne cèderait pas devant les abominables coups de boutoir du crime ! Paridil se retourna et s’époumona furieusement en commençant à courir et direction de la capuche et du survêtement :

« Eh ! Toi, là bas, reviens ici tout de suite ! »

Le « jeune » se figea une seconde et dévisagea un Paridil cramoisi par le courroux des justes avec une inquiétude non feinte. Puis il se décida à partir en flèche, enjamba un parapet et commença une course folle à travers le parking d’un supermarché tout proche. Paridil lui emboita le pas. C’était sa ville, il en connaissait les moindres recoins, ses longues journées de chasse lui avaient par ailleurs octroyé une excellente condition physique et un prodigieux goût de la traque : il ne lâcherait pas l’affaire ! Trop d’humiliation s’était accumulé en lui ces temps derniers, il fallait renverser la vapeur pour ne pas disparaitre dans ce vide qui le terrifiait et Paridil savait qu’il en avait là, maintenant, tout de suite, l’occasion inespérée. Le « jeune » accélérait sans cesse. Paridil se contentait de ne pas le perdre de vue, avançant avec une sage régularité, de celles qui font remporter les épreuves olympiques. Intérieurement, le champion du bien évaluait la délicatesse de la situation : que ferait-il une fois le « jeune » rattrapé ? Allait-il devoir faire face à la violence ? À une arme ? Peu lui importait car la pensée d’une entrée triomphale le lendemain matin au centre des impôts, la simple idée d’un regard admiratif posé délicatement sur lui par Mâdharasi, le transportait au point qu’il ne sentait plus la fatigue qui le gagnait pourtant une seconde plus tôt.

« Vas-tu t’arrêter à la fin ! » – hurla-il à sa proie qui sursauta et failli trébucher, ce qui renforça la confiance d’un Paridil à présent souverain.

À l’angle des rues Bhrama et Vishnu, Paridil accéléra, sa vue commençait à se brouiller sous le double effet du harassement et de la sueur : tout n’était autour de lui que vitres opaques par delà lesquelles scintillaient les lumières d’une ville qui s’apprêtait déjà à faire face une fois encore à la nuit tombante, tout n’était que ballets d’ombres mystérieuses et furibondes à leurs surfaces impavides. Il fallait en finir et dans un ultime effort, Paridil à la jambe encore leste, crocheta le pied de son compagnon de marathon. Le « jeune » s’écroula et Paridil fondit sur lui avant qu’il ne put se relever.

« Donne-moi ce portefeuille ! Et plus vite que ça ! »

Les yeux écarquillés, le « jeune » s’exécuta et jeta l’objet précieux au pied de son inébranlable poursuivant. Profitant alors de l’inattention provisoire de ce dernier, il s’enfuit sans demander son reste.

Paridil avait le sourire tout au long du chemin qui le ramenait chez lui. C’était en vainqueur qu’il croisait ce soir-là ses semblables. Il avait le port altier de qui ne s’en laisse pas compter. Ah, si Mâdharasi avait eu le discernement de voir en lui le dernier rempart face à la barbarie elle pourrait ce soir pleinement profiter des bienfaits d’un bon téléviseur ! Pour fêter sa victoire, Paridil alluma le sien ce soir-là. Il s’apprêtait à s’avachir comme il se doit devant l’écran tout en chorégraphiant en pensée sa triomphale arrivée au travail le lendemain matin, lorsque le téléphone sonna. C’était sa messagerie.

« Allô ? Monsieur Bakshi ? Ici John Adalarasu, je suis l’un des organisateurs de la soirée « Wild Wild West à Ratnapura », on s’est rencontré hier soir, vous vous rappelez ? Bref, dites-moi, je crois qu’on a retrouvé votre portefeuille ici… Je dis, je crois parce que comme il passé toute la nuit au fond du bol de sangria, il n’est pas parfaitement identifiable… Enfin, on est tous désolé pour cet incident ici. Vous pouvez me rappeler au… »

Paridil n’en croyait pas ses oreilles ! De ses doigts tremblants, il extrayait déjà le portefeuille gagné de haute lutte de son veston comme l’aurait fait un écureuil affamé avec le précieux contenu d’une coque de noix. Un portefeuille noir ! Le sien avait toujours été marron clair, sa couleur favorite de toute éternité ! Le ciel s’abattait sur Paridil ! Qu’avait-il fait, là ?! L’admirable souci de vérité qui anime tout redresseur de torts qui se respecte obligeait l’aîné des frères Bakshi à considérer la situation dans son ensemble : de quelques manières que l’on tourna le problème, et bien qu’ayant agit sous le coup de la colère, les activités vengeresses de l’estimable contrôleur des impôts n’en tombaient pas moins sous celui de la loi ! En un mot comme en cent, Paridil avait furieusement détroussé l’un de ses jeunes concitoyens et avait du même coup fumant fait une entrée remarquée au Panthéon pourtant restreint des fonctionnaires quadragénaires délinquants ratnapuriens !


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