vendredi 30 avril 2010

Plein la gueule

À Mike Davis.


Mon voisin de onze ans a éteint sa console portable. La nuit vient de perdre la partie. Du moins le pensons-nous. Et c’est à l’aube que nous arrivons à Dudley. Dès la descente du bus nous sommes saisis par la lourde atmosphère du lieu. Quelque chose pèse à Dudley. Quelque chose qui semble comme charger le soleil de ne pas s’élever au-dessus la petite ville anglaise. L’aurore ressemble au crépuscule sur le vaste parking de Dudley. Dans l’obscurité et l’indifférence, nous n’en revenons pas de la gueule d’empeigne de la ville.

Si nous sommes-là, au cœur de ce qu’on nomme le "Black Country", c’est pour faire toute la lumière sur le passé de cette ancienne ville minière. Le projet semble soudain bien hardi face à la tenace désolation du lieu. En effet, par-delà la Manche, de fort nombreuses personnes la font dans les rues de Dudley. La manche. Fort nombreuses au regard du nombre probable d’habitants d’une petite agglomération. En revanche, guère de vitrines à Dudley, mais des planches clouées à la va-vite en lieux et places. La ville se tait, les yeux clos. Drôle de gueule. Partout la guerre lasse d’une ville d’après la défaite, une guerre qui ne fait pas dans la dentelle, une drôle de guerre perdue par le commerce au profit de l’économie. A Dudley, la ruine n’est rien moins que le nez vérolé de la misère au vilain milieu de la figure imposée par la désormais célèbre crise aux milles visages – de gueule cassée en gueule d’enterrement, de gueule de bois en gueule ouverte… À Dudley, pourtant, une autre ville est née et prospère à présent. Mais c’est une ville sans nom. Pour tout dire, ça n’est même pas une ville. En effet, un peu à l’écart du centre stérile, un vaste mur d’enceinte accouche d’une fausse mine, d’une fausse école, d’une fausse église, d’un faux garage, de fausses maisons de faux mineurs et d’une vraie fête foraine. Nous sommes au cœur artificiel du Black Country Living Museum, qui reconstitue cette époque – disons, "le passé" – qui va de la seconde révolution industrielle à la fin des années 60. Mon voisin de onze ans me tire par la manche et me glisse à l’oreille : « C’est normal qu’il n’y ait que des vieux ici ? C’est bizarre, non ? » Effectivement, à Dudley bis, c’est en dépit de l’arthrite et des rhumatismes que s’agitent à petits pas des hôtesses et des hôtes chenus et brinquebalants, afin de nous parler d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent en aucune façon soupçonner, ce temps – "le passé", donc – où un phénomène étrange régissait la vie des individus : « on appelait alors ce phénomène "travail", les enfants, vos parents ou peut-être vos grands parents ont dû vous en parler… » A Dudley bis, on voit bien que "travail" vient du latin "trepalium" qui signifie torture : le travail à la mine ça n’était guère enviable. Il n’est donc pas question de regretter cette époque. Mais le lieu génère malgré tout une inquiétude diffuse. Bien sûr les vieilles font du pain en plastique, les vieux font visiter une mine en carton. Tous ont en stock des souvenirs en stuc. Ce n’est pas grave. Ce n’est pas une imposture, c’est un parc à thème. Non, ce qui est inquiétant, c’est qu’à l’image (d’Epinal) de leurs maigres retraites d’anciens commerçants expropriés, les vieux de Dudley viennent gagner leurs fins de vies à Dudley bis alors que les jeunes jours des habitants de Dudley se résument à gratter la terre charbonneuse pour se nourrir, à vivre de rapines au cœur de pierre du pays noir. « Finalement – me dit mon voisin de onze ans – il y a à Dudley une vraie ville de jeunes qui galèrent et une fausse ville de vieux qui bossent ». Et bien disons que Dudley est la ville d’un étrange sermon : il y est question d’un monde heureusement englouti où les bébés dormaient dans des tiroirs, où les enfants n’avaient pas de vacances, où les parents travaillaient le dimanche. Certes oui. Cependant, ce sermon est fait dans une église en polystyrène par un vieux en toile de jute – distinctement déguisé en prêtre – que ses revenus ne suffisent pas à faire vivre et qui doit pour cela rappeler chaque jour à qui vient l’entendre combien la vie est plus douce à présent en dressant du "passé" un tableau désolé. C’est à la fois grossier et pervers. Si Dudley a bonne mine c’est avant tout parce que Dudley a fausse mine. Alors quoi ? Les gueules enfarinées sont préférables aux gueules noires ? C’est vrai que ça n’était pas simple "le passé", on ne s’y tapait pas sur les cuisses tous les jours. Peut-on le nier ? Certes non. Mais cet état de fait implique-t-il que "le présent " ne soit que rires et jeux ? La question mériterait qu’on y réfléchisse. Qu’on se rassure, ce n’est pas là le but d’un parc à thème. Ici on se paye juste la gueule de la réalité.

La morale de cette histoire en poche, nous remontons dans le bus. Mon voisin de onze ans reprend sa partie. Une adulte se fâche : « Ne va-t-il pas faire autre chose de sa vie, celui-là, que de se plonger à longueur de temps dans ces abominables jeux vidéos qui entrainent la belle jeunesse pleine d’avenir dans des mondes virtuels ! » Même au sortir d’une vraie fausse ville puis d’une fausse vraie ville, on en dit bien de ces bêtises.


Mon voisin de onze ans, qui sait, lui, différencier réel et virtuel, se désespère et fait la gueule : "Game over !"

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