samedi 24 juillet 2010

Destinée(s)

« Tandis que je marchais parmi les flammes de l’Enfer, et faisais mes délices du ravissement du génie, que les Anges considèrent comme tourment et folie, je recueillis quelques-uns de leurs Proverbes ; car de même que les dictons en usage chez un peuple portent la marque du caractère de celui-ci, j’ai pensé que les Proverbes de l’Enfer manifestent la nature de la sagesse Infernale, mieux qu’aucune description d’édifices ou de vêtements. »

William Blake,
Le mariage du Ciel et de l’Enfer.



« De quoi j’ai l’air ? » – me demanda Paridil en écartant les bras et en tournant sur lui-même.

« D’un Christ en croix… »

« Pas de mensonges avec moi ! On n’est pas mariés ! »

« D’un plouc… »

« C’est la veste ? Le vert n’est pas ma couleur, c’est ça ? »

« Écoute… Cette histoire prend des proportions inquiétantes. Depuis combien de temps dure ce manège ? »

« Ça va faire dix ans en janvier prochain… »

« Et tu compte fêter ça ? Tes dix ans d’amour unilatéral avec Mâdharasi ? Ou plutôt sans elle. C’est là pure folie… »

« Folie ? Comme d’errer dans un parc en parlant aux pigeons ? »

« Quelque chose comme ça, oui, peut-être bien. Quel âge a Mâdharasi ? »

« Sept ans de plus que moi. Sept ! »

« Encore une connerie mystique. Mais enfin qu’est-ce que tu attends d’elle ? »

« Nous deux c’est la destinée, tu comprends ? D’elle je n’attends rien. Elle m’a dit qu’elle ne m’aimait pas, c’est une affaire entendue. Mais je crois que j’attends… que quelque chose se produise. Voilà ce que j’attends. Au fond je sais que quelque chose va se produire. »

« C’est probable si tu sors dans cet accoutrement… »

Il est de notoriété publique que la destinée de Krishna fût d’aimer la compagnie des femmes dès l’âge de sept ans ! Sept ! De toutes les campagnes environnantes, accouraient les gopis (les bergères) jusque sur les marches du palais pour le voir, pour danser autour de lui en criant « hare Krishna ! » On murmure encore aujourd’hui qu’un millier d’entre elles auraient été ses maîtresses ! Mais son amour unique ira vers Mâdharasi qui l’aimera en retour d’un amour sans défaut. Et dès leur rencontre toute la vie sera pareille à ce matin. On le voit, en dépit de la présence du chiffre sept et d’un attrait commun pour les personne du sexe opposé, les histoires de Paridil et de Krishna n’entretiennent aucun lien ! On ne peut pas ne pas le voir. Lui, si.

Mâdharasi a sept ans. C’est une très jolie fille. Elle aime le contact de ses semblables. Elle parle avec le monde entier. Hommes, femmes, bêtes, plantes ou roches. Elle parle sans arrêt. C’est une petite fille bavarde à l’école. Mais studieuse. Elle lit dans sa chambre. Tout ce qui lui passe sous la main. Elle découvre déjà l’histoire de Krishna. Pourtant il vient juste de naître, pas très loin de là, à la maternité de Feurs. Il s’appelle Paridil…

Mâdharasi a quatorze ans. Mâdharasi est une très jolie fille. Elle fréquente le lycée Jean Puy de Ratnapura. Elle y travaille juste ce qu’il faut pour s’épargner les drames familiaux. Elle passe ses vacances au Mont Saint-Michel chez des amis de ses parents. La mode est courte pour les jolies filles cette année-là. Le fils aîné de la maison possède une motocyclette. Verte. La couleur préférée de Mâdharasi. Paridil voudrait être son premier amour d’été, de jeunesse. Paridil voudrait être son premier baiser à l’ombre de la jeune fille en fleur. Mais il a sept ans. Il est engoncé entre les rayonnages de chaussures et la vitre du magasin de ses grands-parents à Balbigny. Il tient dans sa main de petits animaux en plastique dur : un lion et un taureau. C’est un petit garçon timide qui ne parle à personne si ce n’est à ses jouets. « Tu as l’âge de raison » lui dit sa grand-mère.

Mâdharasi à vingt et un ans. Mâdharasi est une très jolie fille. Ses origines bretonnes la voient passer chaque année ses vacances près de Brocéliande. Elle y côtoie les fées de qui elle apprend ce qu’elle ignorait encore du monde vivant. Elle parle énormément. Elle rencontre une foule de gens à la faveur des campings, de la tiédeur des soirées et de ses bonnes façons. Des garçons la désirent. Elle en choisit un. Paridil voudrais être le corps qui la découvre. Paridil voudrait voir le sang affluer et battre aux tempes de Mâdharasi. Paridil voudrait au-delà de tout être la maladresse et la stupeur. Mais Paridil a quatorze ans. Il lit James Fennimore Cooper et Jack London et regarde Daktari à la télévision. À ses parents, il déclare qu’il sera vétérinaire et qu’il vivra en Afrique qui, à son âge, est encore un pays. L’année de ses vingt-et-un ans, Mâdharasi perd son frère. Elle est inconsolable. Il était toute sa vie à elle et toute sa vie c’est pas grand-chose. Mâdharsi ne parle plus. La vie n’a plus de sens pour elle. Elle la gâche – dit-on. Mais qu’est-ce qu’elle aurait bien pu faire ? À part rêver seule dans son lit. Le soir entre ses draps roses. Paridil voudrait la consoler. Mais il a quatorze ans et avoir quatorze ans à Ratnapura - la ville des amours impossibles - est un problème qui à tendance à distraire des vrais objectifs de la vie. En conséquence et pour parer au plus urgent, Paridil veut une mobylette orange. Il aura un vélosolex noir. Mâdharasi longe à pied la côte sauvage près de l’Ile d’Ouessant. Elle regarde l’Océan, songe un instant à s’y jeter. Hésite suffisamment pour ne pas le faire. Paridil voudrait être l’eau, l’écume, les rochers éclaboussés pour être sûr qu’il n’arrivera rien de grave à Mâdharasi. Alors qu’elle reprend son chemin et emprunte un sentier qui serpente sous une canopée silencieuse, Paridil, sur la pointe des pieds, voudrait être la forêt de résineux, les fourmilières dissimulées, les odeurs de feu et de pommes de pin mêlées. Mais il ne peut que feuilleter les pages sous-vêtements féminins du catalogue Manufrance auquel ses parents sont abonnés. On ne remet pas à demain ce qu’on peut faire avec une seule. Voilà tout ce qu’il sait, intuitivement, de l’amour. Pour l’heure sa puberté est sale dans la France qui a mit « Giscard à la barre ». C’est ce que lui apprend sans jamais lui en dire un mot une famille qui déteste la liberté. En pénitence, Paridil roule en vélosolex sous des trombes d’eau de temps à autre. Il commence à s’inquiéter de son strabisme depuis qu’il a participé à sa première « boom ».

Mâdharasi a vingt huit ans. Mâdharasi est une très jolie fille. Elle a recouvré la faculté de parler. Paridil lui se tait. Il est inscrit en faculté de droit de Lyon. On le trouve le plus souvent en pâmoison devant les lions en pierre de la place Bellecourt, ainsi qu’au zoo du Parc de la tête d’or. Son strabisme s’aggrave et lui laisse peu de chance auprès des filles. De la même façon qu’il est difficile de draguer en solex à quatorze ans, il est impossible de déclarer se flamme à vingt et un ans sans jamais regarder dans les yeux la personne concernée. Paridil souffre et décide de voir les choses en face : il va se faire opérer. L’opération est encore dangereuse à l’époque. Paridil s’en moque et tente le tout pour le tout. Mâdharasi a passé un concours administratif. Elle travaille au centre des impôts de Château-Villain où les gens sont laids, bêtes et méchants. Madharasi vit à Château-Villain et rêve du beau château de Cendrillon. Un jour son prince viendra. Paridil tuerait pour vivre à Château-Villain à ce moment-là. Et Paridil tue. Tous les week-ends depuis la mort de son père qui l’avait incité à passer son permis de chasse, Paridil sillonne le département de la Loire, hante les bois et les prés avoisinants Ratnapura pour y traquer le poil et la plume jusqu’au fond des taillis les plus inextricables. Paridil vise avec deux yeux aussi droits que les canons superposés du fusil de son père défunt. Paridil n’a jamais voulu d’autre arme que celle-là. En semaine, il a peut-être une petite amie. Pour Mâdharasi comme pour Paridil le cœur est immense, la vie est étroite. Tous deux attendaient plus ou moins l’amour et tous deux ont plus ou moins découvert le sexe. Lorsque Paridil épouse Amaïdhimalar voilà déjà sept ans que Mâdharasi à rencontré Pritish-le-dieu-de-l’amour. Paridil s’est résolu à passer le même concours administratif que Mâdharasi.

Mâdharasi a quarante neuf ans. Elle est mariée. Habite et travaille à Ratnapura. Pritish, rencontré au pied du Mont Saint-Michel, lui à donné deux enfants. Elle est apparemment heureuse. Paridil a quarante deux ans. Il est marié. Habite et travaille à Ratnapura. Il n’a pas voulu qu’Amaïdhimalar adopte un chat, lui préfère les chiens à cause de la chasse. Il est apparemment heureux. Destinée, nous étions tous les deux destinés. Paridil rencontre Mâdharasi. Mâdharasi est une très jolie fille. Paridil aimerait plus que tout travailler au centre des impôts de Ratnapura avec Mâdharasi. Une demi-seconde plus tard il réalise que c’est le cas et à partir de là ne désire plus rien d’autre que de se faire aimer d’elle ! C’est la destinée ! C’est la tectonique des plaques ! C’est… la subduction. Votre serviteur ne s’étendra pas ici sur les principes de la séduction bien connus de tous ceux qui cherchent ou ont un jour cherché à se faire aimer d’autrui. De plus ce n’est pas là le phénomène physique expérimenté par Paridil au moment de la parade amoureuse. Qu’est-ce que la subduction ? Et bien, pour le dire vite, lorsque deux plaques tectoniques se rencontrent, outre le fait qu’elles ne doivent pas manquer de se raconter des histoires de plaques tectoniques, la plus lourde passe sous la plus légère. À l’instant du rendez-vous d’amour, Paridil était le plus lourd des deux. Destinées : Paridil est ainsi passé sous Mâdharasi alors qu’il ne désirait rien de plus que de lui passer dessus – ce qui nous ramène alors au principe élémentaire de séduction. Tout le monde suit ?

« Je vais mettre la veste orange ! C’est davantage ma couleur, non. De toute façon, j’ais toujours aimé cette couleur ! »

« Va pour la veste orange… »

« Je me demande comment Pritish sera habillé ? »

« Merveilleusement, j’imagine… »

« Je ne peux pas décevoir Mâdharasi le jour du mariage de sa fille, comprends-tu ? »

« Absolument. »

Et Paridil s’en est allé. Votre humble serviteur se demande parfois à quoi Mâdharasi passe la vie de son frère ainé ? Et inversement. Vivre toute sa vie séparé de l’être aimé est une chose curieuse bien que d’un point de vue théologique ça se tienne : la séparation est tout ce que nous pouvons savoir du paradis. Et tout ce qu’il nous suffit de savoir de l’enfer…


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