dimanche 30 janvier 2011

Life on Mars

“I've seen things you people wouldn't believe. Attack ships on fire off the shoulder of Orion. I've seen c-beams glitter in the dark near the Tannhauser gate. All those moments will be lost in time... like tears in the rain.

Blade Runner.














Avoir une conversation décente avec Paridil, dit l’homme sans vice, s’avère le plus souvent une tâche extrêmement ardue. Y compris pour son propre frère. Surtout pour son propre frère. Le propre frère de Paridil – votre serviteur – ne parait pas toujours posséder la technologie nécessaire pour établir un contact viable.

« Allô ? »

« Allô, Paridil ? Tous mes vœux ! Alors comment va la vie mon grand ? »

« Oh, pour toi tout est facile… Mais pour moi… »

« Facile ? Voilà trois soirs que je fais d’abominables cauchemars et… »

« Des cauchemars ? Des cauchemars ! Mais j’adorerais faire des cauchemars, moi : voilà une semaine que je ne dors presque plus du tout ! »

« Et ce réveillon ? »

« Rien à signaler. Putholi bis m’a éconduit. Puis reconduit dans ma maudite baraque, où je croupis depuis deux heures. Voilà ! »

« Hum. Et… Ta voiture ? Réparée ? »

« Ma voiture est à mon image… »

« Plaît-il ? »

« Ma voiture est en morceaux. Que veux-tu que je te dise ? Je signe pour des tas d’activités. Ce n’est pas compliqué : j’ai le stylo en feu ! C’est vrai, je fais plein de choses, des tas de choses – chorale, tennis, ski, danse, guitare, téléthon, marches de jour et de nuit – mais je me sens seul, tu ne peux pas savoir… C’est une douleur atroce, continuelle face à laquelle je n’ai rien à mettre. L’idée même de cette solitude et de la douleur qu’elle véhiculera inévitablement en moi à un moment ou à un autre, dévore, met en pièces les quelques instants d’apaisement que pourraient me procurer les moments conviviaux. Du coup, j’ai de plus en plus de mal à dire quelque chose aux autres… »

« Mais… »

« Moi ce que j’aime, tu le sais bien, c’est faire rire. »

« Bon, mais… »

« J’aime faire rire les gens, tu comprends ? C’est mon truc. Et là je n’y arrive plus. »

« Certes mais… »

« Tu sais, lorsqu’on fait rire les autres on est mieux accepté. Moi je ne fais plus rire. Et quand je ne fais plus rire, ce qui est le cas en ce moment c’est très net, je ne parviens plus à avoir de vision de l’avenir… »

« Comment ça, des vis… »

« Alors je me lève quand même mais ça n’est pas facile. Je vais au boulot. Bon. Au moins au boulot, il y a des gens qui respirent à côté de moi. »

Pour son propre frère, avoir une conversation avec Paridil est un problème insoluble, une véritable gageure, un défi technique et humain qui donne tout à la fois une idée de l’infini et un vertige sans nom. On le devine très vite : il va falloir se battre pour pouvoir en placer une ! Et il faudra la placer au bon endroit !

« Les soirs je rentre chez moi et c’est un calvaire. J’ai croisé des humains toute la journée et… »

« Comment ça : des humains ? Allô qui est à l’appareil ? E.T. ? Mon propre frère serait un extra-terrestre, c’est ce que tu sous-entends ? »

« Tu déformes tout ce que je dis. Il existe tout autour de moi des humains gentils dont pourtant je ne sais pas comment m’approcher, comment les toucher… »

« Des humains gentils ? Tu es sérieux ? »

Vu de l’extérieur, l’aîné des frères Bakshi peut paraître sain d’esprit. Mais c’est une plaisanterie. Sa solitude est l’unique préoccupation de Paridil. Il ne pense jamais à autre chose. Ne parle jamais d’autre chose. Paridil ne change pas de sujet. Paridil ne change pas. Son mode d’existence se nomme endurance. Disons que Paridil se présente inlassablement dans de noires nippes de solitude tricotées main. Survivant de l’infini, Paridil ne porte pas beau loin s’en faut. Il existe un monde où les hommes, les femmes et les enfants se tournent vers l’avenir, où le vent échevelle les épis et balaie de vastes et verts pâturages, un monde où le soleil se lève à l’horizon. Mais Paridil n’en fait pas partie. Paridil en ignore jusqu’à l’existence. Il la soupçonne néanmoins.

« Mâdharasi ce n’est pas la même chose. Mâma est ouverte à la vie. »

« Mâma ? Qu’est-ce que c’est que ce diminutif à la con ? »

« Pourquoi es-tu à ce point obsédé par les détails ? Bref, l’autre soir (Paridil pouffe alors discrètement), on était tous invités chez une collègue. Une soirée sympa comme tout. Si tu avais vu Mâma imiter le cri du cochon après le repas. »

« Elle a imité le cri d’un animal de la ferme au moment du dessert ? »

« Juste après. Mais pas seulement elle. Tout le monde a imité un animal ! »

« … »

« C’était un chouette moment. Mais je n’ai pas su l’apprécier. Je n’y étais pas. »

« Moui… Et quel animal as-tu… imité ? »

« Aucun. Lorsque mon tour est arrivé, j’ai eu un blanc. Heureusement Mâma était là pour me sauver la mise : elle a refait le cochon pour faire diversion. Tout le monde riait. Dans mon coin, j’étais comme vide… Il m’a semblé que je traversais un trou d’air. C’était le vide, tu comprends ? J’étais rattrapé par le vide. Ca m’a mis une pression de dingue, tu ne peux pas t’imaginer ! »

A l’entendre, Paridil se présenterait volontiers comme un extraterrestre – d’apparence humaine – en combinaison spatiale et depuis trop longtemps à la dérive aux confins de la galaxie à la suite d’un malencontreux incident survenu lors d’une sortie extra-véhiculaire... Un drôle de martien qui se débattrait tantôt dans un vaste ensemble terrorisant : les autres, tantôt dans un ailleurs infini mais départi de possibles : la solitude. Pour ne pas être trop mortellement exposé au rude environnement spatial, et ainsi éviter l’enchainement malheureux des évènements classiques dans ce genre de situation (pour aller vite : perte de l’air dans les poumons, coma nommé également hypoxie, perte des liquides corporels – qui se mettraient à bouillir en raison de la différence de pression – puis, enfin, hémorragie interne et généralisée), notre explorateur des confins a hérité d’un refuge – la chasse comme forteresse de solitude volontaire – et s’est fabriqué de toutes pièces une balise de détresse – Mâdharasi-la-reine-des-femmes qui règne encore et toujours sur la seule existence que Paridil consent à mener pour de bon : celle de ses rêves les plus fous. Refuge et balise font office de combinaison et préservent dès lors l’intégrité physique de notre humanoïde en lui prodiguant, de temps en temps, une pression interne stable, une réserve d’eau et d’oxygène, des moyens d’approvisionnement comme d’évacuation des gaz et des liquides, un système de régulation de sa température, une protection contre les radiations électromagnétiques et les micrométéorites et un système de communication. Comparativement à cette folle histoire de l’espace, la réalité, le quotidien et celui qu’il y est n’intéressent pas du tout l’aîné des frères Bakshi.

« Au boulot aussi, je suis dépassé. Il faudrait que je puisse lire pas mal de textes fiscaux. Les comprendre parfois, ça serait bien. Mâdharasi trouve beaucoup plus de fraudes que moi. Parce qu’elle sait plus de choses. Parce qu’elle a plus d’expérience. Parce qu’elle… »

« Ca va, ça va : je crois que j’ai compris le sens général. »

Sur quel mode Paridil parle-t-il des autres ? Son ami Padaïthalaïvan ? Un meilleur bricoleur que lui, tellement astucieux de surcroît ? Son ex-épouse Amaïdhimalar ? Une sainte, bien plus calme, sereine, douce et avisée qu’il ne le sera jamais lui-même. Sa collègue Granamabar ? Une personne bien plus déterminée et courageuse que Paridil dans ses moments les plus téméraires. Pritish, le mari de la femme de sa vie ? Un homme, un vrai, sur l’épaule duquel une femme ne peut que désirer ardemment poser sa tête lourde, si lourde des mille et un soucis que procure la vie active aux femmes modernes à moins que ça ne soit l’inverse. Voilà ce que vous dirait un Paridil paré d’une moue dédaigneuse pour désigner sa propre stature. En un mot comme en cent, Paridil a pris un jour et sans bien s’en rendre compte la décision d’aller mal. Comme tout un chacun, l’aîné des frères Bakshi a commencé à souffrir pour aller vers l’amour mais n’a pas résisté aux multiples dérobades qui sont l’apanage de ce sentiment-là.

On le devine aisément, Paridil est en conséquence attiré par l’impossibilité de l’amour comme une météorite par une planète interdite. C’est la loi, le jeu des masses et de leurs attractions irrésistibles. Dira-t-on jamais suffisamment le rôle déterminant de la masse dans l’attraction des corps, même si cette règle souffre elle aussi – de quelques exceptions ?

« Et Amaïdhimalar, comment va-t-elle ? »

« Tu sais je ne voulais pas être cruel en la quittant. Mais nous n’étions plus attirés l’un par l’autre… Surtout moi. Elle avait tellement grossi. »

Masse critique. Pourquoi Paridil estime-t-il qu’il a échoué en amour ? N’a-t-il pas colonisé et exploité vingt ans durant la planète Mariage de manière fort productive dans l’ensemble ? Certes le voyage fut parfois un peu long et le couple qu’il formait avec Amaïdhimalar dû se plonger dans un sommeil volontaire pour l’accomplir, un sommeil qui leur fut au bout du compte fatal. Ceci étant, l’ambiance n’en demeura pas moins et très souvent chaleureuse à bord de la navette. Et l’amour n’y était pas étranger. A ce point qu’il se vit encore entre ces voyageurs-là sur un mode différent à présent.

Alors bien sûr, le jour où la terre s’arrêta il y eut Mâdharasi. Face à cette géante créée à la seule force de son désir d’aimer, Paridil est proportionnellement et inversement devenu l’homme qui rétrécit.

« Moi, je ne suis pas grand-chose… Elle est extraordinaire ! Le jour où elle m’est apparue dans sa sublime robe émeraude, lumineuse comme un astre, ce jour-là ce soleil vert m’a littéralement irradié… Tiens, l’autre jour, nous fêtions un départ en retraite au bureau. On avait prévu un petit spectacle… »

« On ? »

« Oui. Mâma et moi. »

« Oh. »

« On était déguisés en astronautes. »

« Pardon ? »

« Oui. Pour souhaiter un bon départ à notre collègue, tu vois. Avec compte à rebours et tout. A la fin, on l’a emmené dans notre fusée et… »

« Il y avait une fusée ? »

« En carton. On l’avait fabriquée le week-end précédent chez Mâma avec Pritish. Un type très habile de ses mains pour un banquier. Beaucoup plus que… »

« …Toi ! Oui je m’en doutais un peu à vrai dire. »

« Ecoute, la présence de cette femme merveilleuse me fait un effet extraordinaire : dès qu’elle est là, je libère vraiment de l’énergie. »

« Au point que tu parviens à faire décoller une fusée, c’est assez fascinant effectivement. Vous devez passer beaucoup de temps ensemble pour faire ces… choses. »

« Oui. J’imagine la vie future avec elle. Et ça me fait un bien fou. Sauf lorsqu’on doit se séparer. Alors là… »

« … Ça te fait un mal fou. »

« C’est le retour à ma vie ordinaire qui me fait ce mal-là. Je perds l’envie. Je me sens inapte. Alors je commence à espérer que quelqu’un mangera avec moi à la cantine le lendemain. C’est mon horizon. Trop de choses qui me manquent pour être le type que je voudrais être. Trop de choses que je voudrais connaître sans les avoir apprises. Ça n’est pas tant que je n’attends plus rien, plutôt que je n’arrive plus à attendre tout en ayant l’impression de ne rien faire d’autre… Je suis clair, là ? »

« … »

N’importe quel astronaute le sait, n’importe quel enfant qui rêve d’être un jour astronaute le sent : il n’y a pas d’expérience plus originaire ni plus durable que celle de l’attente. A bord des vaisseaux spatiaux de nos imaginations qui s’affranchissent si bien des lois de l’aérodynamisme comme dans les vastes stations orbitales de notre quotidien qui n’en finissent jamais de tourner, tous nous attendons. C’est une attente sans objet au fond. Une attente qui ne peut que déborder tout évènement susceptible de se produire. Aussi sommes-nous souvent à l’étroit dans nos combinaisons, nos sas de décompression, notre existence. Ainsi sommes-nous impatients de sortir enfin dans l’espace à la recherche d’autres formes de vie.

Par ailleurs, n’importe quel fan de science-fiction le sait bien : l’imagination sait parfaitement nous faire éprouver tout ce qu’elle peut évoquer avec une intensité que nous ne rencontrons que rarement dans la réalité. Car la réalité, elle, divise et limite continuellement des expériences auxquelles notre imaginaire octroie sans peine une fascinante continuité. Paridil n’apprécie pas particulièrement la science-fiction mais a néanmoins fait de son existence un continuum imaginaire sans aucune limite. Il semblerait dès lors que le temps qui passe n’ait pas autant de prise sur Paridil que sur un être humain normal. Quand ce qu’il perçoit subit en quelque sorte l’érosion de ce qui l’entoure – le frottement des corps finit parfois on le sait par engendrer leur séparation – ce qu’il imagine n’est en revanche pas plus exposé à l’usure qu’à la promiscuité. Dès qu’il le peut, Paridil se réfugie sans bien s’en rendre compte dans sa machine à explorer le temps. Rien de ce qu’il imagine n’est alors soumis à de quelconques contraintes spatiales ou temporelles alors que ce qu’il perçoit est nécessairement situé dans l’espace et dans le temps. La réalité – Mâdharasi en ce qu’elle est aussi une femme réelle rencontrée voici maintenant dix ans, en 2001 – a pu fasciner Paridil durant un certain laps de temps. Mais quelle que fût sa fascination, la vie a suivi son cours et Paridil a dû faire face à des évènements qui ne cadraient que rarement avec ses aspirations secrètes. C’est à ces moments-là que l’imaginaire a pris le relai, le contrôle, le pouvoir absolu sur la perception de l’aîné des frères Bakshi : rien ne fut plus alors à attendre car tout fut donné d’emblée à un Paridil rassuré, ayant créé de toutes pièces et dans une insurpassable pauvreté son propre univers, sa propre fiancée de Frankenstein. Et dans le même temps, notre savant fou s’employait à réduire de la sorte les autres à ces taches sombres, à ces stéréotypes d’ovni qui apparaissent parfois sur certaines photographies mal cadrées. La guerre des mondes n’eut pas lieu car celui inventé par Paridil prit immédiatement le dessus. A partir de là et en une sorte d’ironie, Paridil finit par trouver d’autant plus de réalité à ce qu’il imaginait que tout cela s’éloignait des confins du réel. Pour l’heure, voilà le cerveau de notre homme en surchauffe, le crâne en ébullition atteignant de mythiques températures. Fahrenheit 451, peut-être bien. Et l’homme sans vice d’ourdir du fond de sa capsule une bien fantasque sortie extravéhiculaire, de fomenter depuis sa cabine, point microscopique à la dérive dans l’immensité, une fort alarmante échappée libre dans l’espace.

« Hrundi ? »

« Oui. »

« J’ai eu une idée concernant… Mâdharasi. »

« Moui… »

« Comme tu ne l’ignores pas, c’est la femme de ma vie. »

« Viens-en au fait. »

« Et bien je sais que nous sommes elle et moi, les deux moitiés séparées d’un être unique… »

« Il me semble effectivement que tu m’as déjà raconté quelque chose dans ce goût-là, oui… »

« Nous devons donc nous trouver réunis à un moment ou à un autre. »

« Ce serait plutôt à un autre tel que tu m’as décrit la situation, non ? »

« Peu importe. Partant de cet implacable constat, j’ai élaboré un plan. »

« Tu me glaces le sang… »

« Puisque je suis la moitié de Mâdharasi, il devient clair que son mariage avec Pritish est une erreur, non ? »

« Tu me poses vraiment la question ? »

« Conséquemment, il est donc limpide que Pritish est également séparé de sa propre moitié, tu me suis ? »

« J’ose à peine imaginer la suite… »

« Sais-tu dès lors ce qui me reste à faire pour que tout rentre dans l’ordre ? »

« Paridil… Non. »

« Bien-sûr que si : il me suffit d’identifier la moitié de Pritish, de générer les conditions propices à une rencontre et le tour est joué. Mâma sera toute à moi ! Qu’en dis-tu, espiègle petit Hrundi ? »

« Je n’ai pas de mot… »

« Allô ? Houston ? Nous avons un problème ! » pensait à ce moment-là votre serviteur qui avait vu « Apollo 13 » mais avait toujours trouvé suspecte sa fin heureuse.

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