La
scène se déroule pendant la surveillance d’un examen scolaire nommé « Brevet
des collèges » et auquel sont soumis la plupart des élèves du second degré
à un moment ou à un autre de leur existence, c'est-à-dire en fin de troisième.
Mon camarade surveillant Dany et moi-même nous sommes discrètement éclipsés de
nos salles respectives sous le prétexte bien entendu fallacieux d’aller nous
hydrater alors que nous ne rêvons de rien d’autre que d’une délicieuse
cigarette rendue probablement meilleure encore par l’interdiction de fumer qui
sévit dans les établissement scolaires.
Voici
maintenant plusieurs années que j’ai lu, chez le dentiste, un article disant
que l’ « auto-illusion positive » est normale et bénéfique chez
la plupart des gens. Il s’avère en définitive que nous nous mentons tous à
nous-mêmes sur trois points décisifs et que cela nous permet indiscutablement
de supporter l’existence. Babillages écrasés de soleil.
« Je
l’ai rencontré au marché. On faisait nos courses avec ma femme. Elle, elle
vendait des canards laqués. On a discuté un peu tous les trois et puis, tout d’un
coup, elle se lève et dit à ma femme qu’elle la reconnait, qu’elle
a été à la même école primaire ! Et là, pendant que ma femme cherche
dans son agenda le nom d’une autre ancienne élève, voilà que ma marchande de
canard me file en douce son numéro de portable. Alors bon, je suis un peu
surpris, même si en tant que prof d’EPS c’est vrai que j’ai un certain succès. Sur
l’instant, là, devant Simone qui farfouille dans son sac à main, je l’ai quand
même envoyé balader ! »
« Mais… »
« Mais
on s’est revu ! Par hasard ! Au jardin Lecoq. Je promenais le chien
quand tout à coup, je la vois qui donne à manger aux canards du bassin. On
discute cinq minutes et là, je la sens bien, à ma pogne, quoi. C’est moi qui
lui file mon numéro. Tu penses si elle l’accepte ! J’étais content d’avoir
pris mon survêtement neuf, pas celui avec le genou troué mais le bleu marine,
satiné. »
« Ca
a joué, tu crois ? »
En
premier lieu, nous avons tous une vision de nous-mêmes invraisemblablement
positive.
« Tu
parles : le lendemain, elle m’appelle, dis-donc ! »
« Le
tissu satiné la rend folle ? »
« Tu
rigoles mais sur ces entrefaites, on s’est pas mal vu, on a beaucoup parlé. Beaucoup. »
« Ah.
Pardonne ma franchise, mais quand tu dis que vous vous êtes « pas mal vu »,
est-ce que… »
« Non.
Pas vraiment. Mais au bout de trois semaines, elle m’a expliqué qu’elle voulait
m’épouser ! »
« Tu
étais déjà marié, non ? »
« C’est
bien ce que je lui ais dit mais… Si tu savais les cadeaux qu’elle me
faisait : une chaine en argent, une montre, trois médaillons avec des
inscriptions et une gourmette en or avec mon prénom gravé… »
« Je
l’imagine mal t’offrir ce genre d’article avec un autre prénom que le tiens
pour tout te dire… »
« J’ai
commencé à hésiter. Avec Simone, c’était plus vraiment le grand amour même si
je l’aime bien ma Simone, c’est certain. Mais tu sais, nous les profs d’EPS, on
a des besoins… La seule chose qui me gênait un peu c’est qu’elle était
toujours en retard et qu’elle me donnait pour s’en expliquer des prétextes plus
ou moins vraisemblables. Eh puis elle avait fini par me dire qu’elle n’avait jamais
mis les pieds dans l’école de Simone. Souvent, ce n’est pas grand-chose le
mensonge, mais moi, ça me tracasse… »
« Disons-le
comme ça. Ensuite ? »
« Ensuite
ma mère m’a appelé pour me demander ce que c’était que cette histoire de
bigamie ! »
« Ta
mère ? »
« Oui,
elle l’avait appelé pour lui expliquer son projet… de m’épouser. »
« Bille
en tête ! Pas froid aux oreilles ta détaillante de palmipèdes. Admirable ! »
« J’en
connais deux qui n’étaient pas admiratives, ça tu peut me croire ! »
« Ta
femme aussi était au courant ?! »
« C’est
elle qui a décroché le téléphone quand ma mère a appelé… »
« Je
vois… Et ta mère était décidée à ne pas faire dans la dentelle. »
« ¨Pas
son genre ! Avec Simone on fini par se dire que ça sera mieux pour tout le
monde si je vais habiter un moment à l’hôtel, le temps que ça se tasse. Je prends
le large. Deux semaines se passent. Là, je dois aller à Riom pour je ne sais
quelle connerie administrative. Je me gare juste à côté d’une bagnole qui
ressemble trait pour trait à la sienne… jusqu’à la plaque d’immatriculation ! »
« Elle
était de passage à Riom, elle aussi ? »
« Non. »
« Elle
habite Riom ? »
« Oui. »
« Hum… »
« J’attends.
Discrètement. Tu me connais. »
« … »
« Arrive
une gamine de vingt ans qui monte dans la voiture, démarre et s’en va. Nous,
les profs d’EPS, on est hyper-réactifs : donc, ni une ni deux, je la suis.»
« Discrètement… »
« Une
ombre ! Elle se gare devant une baraque toute moche : verte et
rouge ! Et là, je la vois qui sort de la bicoque et qui s’avance vers
la gamine. Mon pauvre ! Elles se sont roulé un palot comme j’en avais plus
idée depuis l’époque où c’est moi qui passait le brevet ! »
« Ah.
Et qu’est-ce que tu as fait ? »
« A
ce stade de la compétition, rien encore. Je suis rentré chez moi dare-dare pour
rechercher le numéro de téléphone fixe grâce à l’adresse de la maison bicolore.
Et là, ça fait pas un pet, j’appelle. Je suis comme ça moi ! »
« Réactif ? »
« Hyper ! Et
là, c’est un type qui me répond ! Je lui dis que je suis assureur pour
obtenir le plus d’infos possibles ! Présence d’esprit à la limite du
surnaturel, non ? »
« Comme
toute cette histoire. Alors, le mari ? Éleveur de volailles ? »
« Du
tout ! J’apprends qu’en fait il est bijoutier et qu’ils sont mariés depuis
quinze ans ! »
« Des
enfants ? »
« Quatre ! Ce
qui explique la gamine : leur baby-sitter, en fait… »
«
Et le mari sait que sa femme et la baby-sitter… »
« Apparemment
pas. Le type me cause pendant une demi-heure. Une assurance, ça l’intéresse, vu
que plusieurs bijoux ont disparus de son magasin en quelques semaines ! »
« Non ? »
« Si !
La montre, la chaîne, la gourmette avec mon prénom et les trois médaillons
gravés ! Mais je ne suis pas du genre à paniquer, tu me connais ! Bref,
je gère ! »
« C'est-à-dire ? »
Le
deuxième mensonge récurrent que nous nous faisons avec obstination concerne le
fait que nous pensons avoir bien plus de contrôle sur notre vie que nous n’en
avons en réalité.
« Je
décide de tout plaquer, de négocier mon retour auprès de Simone à des
conditions défiant toute concurrence et d’oublier tout ça vite fait bien
fait ! »
« Vous
n’avez pas divorcés ta femme et toi ? »
« Bah,
au début j’ai cru que c’était juste un contretemps : quand je suis revenu
à la maison – avec des fleurs, hein ! – Simone m’a dit qu’elle avait
besoin de réfléchir encore un peu. Tu sais comment sont les femmes… Elles ont
besoin de réfléchir, c’est comme ça. »
« Tout
le monde à ses petites marottes… »
« C’est
ce que je me suis dit. Et bon, c’est vrai qu’après mûre réflexion… »
« Des
regrets… »
« Penses-tu !
Non, le vrai problème c’est ce gamin en quatrième deux. Jean-Aurélien. »
« Eh
bien ? »
« Lors
de la dernière visite parents-profs en janvier, qui je vois entrer dans ma salle ? »
« Non ? »
« Si !
C’est son fils ! On a pas mal discuté, tu penses bien. »
« Le
courant à l’air de passer entre vous, c’est sûr. »
« Elle
m’a expliqué qu’un enseignant qui séduit une mère d’élève pour extorquer des
bijoux à son mari ça n’avait rien de très glorieux… En plus, je portais les
trois médaillons qu’elle m’avait offerts ! A l’époque, elle m’avait
expliqué qu’ils étaient complémentaires. Ca fait un peu Baba-Cool mais… Ca l’a
fait sourire. Et finalement, moi aussi. »
« Du
chantage, donc… »
« On
peut le voir comme ça, c’est sûr. »
«
Et comment peut-on le voir autrement ? Explique-moi ça. »
« Un
coup de foudre ! Elle a su se donner les moyens de convaincre un type
comme moi : je l’épouse cet été. »
« … »
Le
troisième et dernier point sur lequel nous nous cachons tout ou presque
concerne l’avenir : nous croyons dur comme fer qu’il sera meilleur, et
cela même malgré un présent qui amène à penser le contraire.
Nous, les profs d'EPS, on a des besoins...
RépondreSupprimerJe ne peux pas t'en dire plus... Je suis prof d'AP.
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