jeudi 28 juin 2012

Sur le carreau.


Nous sommes, elle et moi, installés à la terrasse du snack-bar « Le Carnot », situé dans l’avenue du même nom, à deux pas du collège où nous sommes employés. On s’est un peu côtoyés cette année. Entre deux cours ou deux portes. A l’occasion d’une sortie scolaire ou d’un conseil de classe. C’est la deuxième fois que les aléas de l’administration nous réunissent de manière suffisamment aléatoire pour nous offrir la possibilité de prendre un verre entre deux réunions. Nous nous allumons une cigarette. Nous ne nous connaissons pas.

« J’ai vraiment mal ! »
« Où ? »
« Là. »
« Ah… »
« Bah, j’ai l’habitude. Je consulte régulièrement. »
« Et qu’est-ce que te dit le médecin ? »
« Rien. Le médecin ne m’a jamais rien dit. Je préfère aller chez ma somatologue. »
« Ta quoi ? »
« La somatologie permet de trouver l’équilibre entre le tête et le corps. En gros. »
« Et en détails ? »
« En détails, ma somatologue à moi a fait des études pour rassurer les gens mais en fait elle possède un grand pouvoir depuis l’enfance. Disons qu’elle est un peu sorcière. C’est comme ça que l’appelle mon mec en tout cas. »
« Tu lui as présentée ? »
« Je la présente au plus de gens possible. Pour ce qui est de mon mec, c’était un peu après notre rencontre. Rien n’avançait dans sa vie… »
« Tout de même : vous veniez de vous rencontrer, non ? »
« Moui. Bref ! Il est né le jour où sa sœur est décédée. Il a porté la morte pendant vingt ans. Un blocage pas possible. La séance lui a permis de régler certaines choses mais il n’a jamais voulu y retourner. Pour l’instant, il est dans le déni. C’est dommage, il aurait pu aller bien plus loin… Du coup, il resté sur le carreau, comme on dit. Moi je ne veux pas rester sur le carreau, tu comprends ? »
« On en est tous là. Bon, mais comment ça se passe avec cette… dame ? Tu as mal quelque part, tu lui en parles et après ? »
« Elle est en liaison avec… »
« Oui ? »
« Là-haut. »
« Là-haut ? »
« Là-haut ! »
« Oh… Là-haut. Bien, bien, bien. Et ? »
« Et quoi ? »
« Je ne sais pas, moi : comment se déroule une séance ? »
« J’arrive. Je m’assois. Et je raconte ma douleur. »
« Physique ? »
« Oui. Enfin, le but c’est de rentrer dans la douleur pour pouvoir la raconter de l’intérieur, tu vois ? »
« Non. »
« La douleur convoque des images… Et moi je décris ces images. »
« Crois-tu que tu pourrais me donner un exemple ? »
« Une fois j’ai vu un œuf voler. »
« … »
« En fait, il ne volait pas vraiment. Il avait été échappé par un aigle qui l’avait chapardé. »
« … »
« Ca me faisait super mal ! »
« Où. »
« Plutôt ici. »
« Par là ? »
« Exactement. C’était mon grand père. »
« L’aigle ? »
« Non. »
« L’œuf ? »
« Non.  La douleur : c’était mon grand père qui m’avait agrippé là. »
« … »
« Et crois-moi, il ne voulait pas lâcher ! »
« Tu n’a pas de bonnes relations avec lui ? »
« Il est décédé. »
« Mais tu n’avais pas de bonnes relations avec lui ? »
« Je ne l’ai jamais connu. Il est mort avant ma naissance. »
« … »
« Lui et mon père n’ont jamais été en bons termes. »
« … »
« Mon père est mort il y a deux ans. »
« … »
« Mon grand père voulait plus que tout se réconcilier avec lui. Étant la dernière vivante, c’est à moi qu’incombait l’organisation de la conciliation. »
« L'éternel moteur des histoires de famille: l'héritage. La petite dernière hérite des dettes de tous ceux qui la précèdent ? »
« Absolument. »
« Et comment as-tu fait. »
« Il y a toujours un rituel à accomplir à l’issue d’une séance si on ne veut pas rester sur le carreau. »
« En l’occurrence ? »
« Un autel de fortune dans ma cuisine – ils étaient tous les deux cuistots – érigé autour de la seule photographie en ma possession où ils sont réunis. Allumer deux bougies chaque soir pendant deux mois. Depuis je n’ai plus mal là. »
« Tu considères donc que c’est opérant. »
« Totalement. Bien que pour ma mère et ma tante ça se soit un peu compliqué. »
« Elles étaient fâchées aussi ? »
« Elles s’adoraient. Ma mère a quitté mon père pour sa belle-sœur en fait. C’est pour ça qu’il s’est suicidé. Et du coup j’avais mal ici, tu vois ? »
« J’imagine que ta thérapeute t’a proposé une théorie sur la question ? »
« Tu ne comprends pas. Elle ne propose aucune théorie. Elle est entrée en communication avec ma mère puis avec ma tante. Elles lui ont dit combien elles étaient désolées pour mon père. »
« Tu avais une photo d’eux trois ? »
« Ouais. Mais ça n’a pas pris deux fois de suite ! Il a donc fallu que je tire deux cartes de couleurs, tu vois ? »
« Heu... C'est-à-dire que… Pas du tout, non. »
« Eh bien là aussi il y avait un rituel. De niveau supérieur. »
« Et qu’est-ce que tu as eu comme pénitence cette-fois là ? »
« Tu es cynique. »
« Pas vraiment… C’est que… Enfin, comment dire ? Peut-être que tu me donnes beaucoup d’informations d’un seul coup… Mais continue, continue… »
«  Telle que tu me vois, je suis en train d’accomplir un rituel de guérison. »
« … »
« Grâce à ça. »
« A quoi ? A ça ? »
« Oui. Je l’ai fabriquée moi-même en utilisant les couleurs que les cartes m’avaient indiquées. »
« Elle est un peu élitiste ta médecine, non ? Moi, je ne pourrais jamais guérir : je ne saurai pas faire une telle chose. »
« Je pouvais l’acheter dans le commerce mais j’ai ressenti le besoin de travailler de mes mains. Pour que ça marche, je dois la garder sur moi pendant trois jours et trois nuits. »
« Ca se termine quand ? »
« Ce soir. Ce soir la douleur disparaîtra. C’est chouette, non. »
« En valeur absolue, c’est sûr que… Oui, c’est chouette. »

Elle m'explique ensuite comment les changements climatiques qui font autant couler l'encre que fondre les glaces sont en fait ce que la sorcière nomme des guerres météorologiques qui éclatent entre des morts influents aux intérêts plus que divergeants. Puis elle termine son café et écrase sa cigarette. Nous bavardons un instant de tout et de rien. Elle s’en va quelques instants plus tard. Je m’allume une nouvelle cigarette en pensant à ce blog. Mettons-nous bien d’accord : ce qui me surprend ici n’est pas le caractère sans borne de la croyance mais plutôt le fait qu’on me la raconte sans pour autant me proposer de passer à l’acte, de rencontrer la sorcière. Étrange limite d’une confidence en équilibre entre deux mondes qui me laisse un brin songeur.

Je rentre chez moi d’un pas indolent en passant en revue mes propres morts, l’air de rien mais un peu effrayé tout de même en imaginant les gages qui me seraient probablement attribués s’il me venait bizarrement à l’esprit d’entreprendre de les satisfaire tous.

Du coup, j’ai très mal là. Vous voyez ?





2 commentaires:

  1. Ecoute, moi, ces trucs là, ça me fatigue : ma mère me parlait hier encore de son magnétiseur, et je discutais l'autre jour avec une copine qui "fluidifie son sang avec des aimants thérapeuthiques"...

    Mais c'est amusant, je prépare justement un texte sur un sujet similaire...

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    1. Ce qui m'intrigue à vrai dire, c'est qu'elle m'ait jugé suffisamment digne de confinace pour m'en parler (et le présent texte prouve hélas qu'elle s'est fourvoyée)mais pas assez tout de même pour me proposer une soirée sorcellerie (et l'existence même de ce blog démontre qu'elle s'égarait là encore puisqu'il est évident que j'aurai accepté dans le but sournois d'en tirer un nouveau texte).

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