mercredi 24 février 2010

L’heureux élu

De la même manière que certaines phrases sonnent merveilleusement à l’oreille – « je t’aime » ou « C’est bénin » pour ne citer que ces deux là – il en existe d’autres qui résonnent tels des glas. « Alors, qu’est-ce que tu deviens ? » appartient à cette seconde catégorie.

L’autre jour je suis dans le train parce qu’on ne peut pas toujours rester chez soi. Il s’agit du train numéro 5523. C’est appréciable, c’est un multiple de sept. C’est un Corail Teoz à destination de Paris Gare de Lyon. Je me trouve dans la voiture numéro 12. C’est ma favorite. Je suis assis à la place numéro deux – un siège individuel comme je les affectionne. La voiture numéro 12 en possède un. Du bon côté et dans le bon sens. C'est-à-dire côté fenêtre et dans le sens de la marche. J’ai mes habitudes et mes petits problèmes comme tout un chacun. Pour passer le temps, j’observe machinalement mes voisins. L’un d’entre eux tout particulièrement. L’infortuné voyage côté couloir dans le sens opposé à celui de la marche du train ! Les gens sont tellement étranges parfois… Pourtant ce n’est pas cette coquetterie qui retient mon intérêt, non, disons que je suis davantage fasciné par l’optimisme qu’affiche ostensiblement mon original : qu’on en juge, le voilà qui commence ses mots croisés au stylo bille ! Quittant un instant ses mains des yeux je m’aperçois alors que, de son côté de la vie et du couloir, il me dévisage avec insistance. Je soutiens mollement son regard lorsqu’un coup de tonnerre déchire la tranquillité sourde qui régnait jusque là dans le wagon :

« Alors, qu’est-ce que tu deviens ? »

Je sais alors ce que j’aimerais devenir – une souris s’engouffrant dans le premier trou venu – mais je ne possède pas vraiment de réponse à la présente question, si toutefois le brame puissant qui vient de retentir en était bien une.

« Bertrand ! Bertrand Dupuy ! C’est moi ! Mais si, le collège Aragon à Mably, en 4ème et en 3ème ! Tu te souviens maintenant ! Tu as redoublé ta troisième et on s’est perdu de vue ! »

« Oh… Maintenant que tu en parles je me rappelle. »

Pour tout dire je me rappelle effectivement avoir redoublé ma 3ème mais les traits de l’énergumène vociférant me restent toujours inconnus.

« Et… Et toi ? Dis-je dans l’expectative la plus crasse.

« Moi ? Tu vas rire… »

Et Monsieur Dupuy de m’expliquer en long, en large et en travers comment il a dit oui à la vie ! Il s’est marié avec « Nadine-mais-si-tu-sais-bien-Nadine » et s’est trouvé une maison et un job à la con en région parisienne. De là il tente inlassablement de conquérir le monde. Dans l’immédiat il rentre chez lui. Il ne « descend » plus très souvent. Il ne comprend pas pourquoi j’habite Clermont-Ferrand. Il est vrai que je n’ai pas d’explication convaincante à lui fournir. Le bougre en profite pour m’asséner sans perdre haleine nombre de conseils pour m’en « sortir ». Il me suggère notamment de vendre, c’est le moment, les taux sont intéressants. Lui préciser que je suis locataire de mon gourbi est je le crains bien inutile car sur ces entrefaites voilà déjà que Bertrand me met dans la confidence : il connait des gens, beaucoup de gens, des gens de biens pour qui désire piscine ou jacuzzi, des gens de peu pour qui souhaiterai de surcroît ne pas trop débourser pour clapoter gentiment. Le mot « combine » est prononcé. Je plisse les yeux pour marquer le coup et j’évite d’évoquer ma peur panique de l’eau. D’après Bertrand, qui n’a décidément pas changé, l’époque est propice à qui veut « en croquer ». J’opine du chef. Qu’est-ce que j’opine quand j’y pense ! D’après lui « l’Etat c’est rien que des pédales ! » Insensiblement ma vue se met à baisser, mes paupières se font lourdes. Je me rends à l’évidence : je suis tout ballonné par l’ennui, le vrai, celui qui fait qu’on se sent vieillir en temps réel. J’exsude l’ennui par tous les pores dans un wagon surchauffé qui…

« Comment ? L’émission « Capital » ? Non, pas souvent, enfin jamais, je regarde peu la télévision ou alors plutôt… La meilleure émission de la Télé ? Mais c’est bien possible après tout, tu sais Bertrand je… »

J’enrichi notre échange de plusieurs syllabes distinctes de plusieurs secondes les unes des autres. Pendant ce temps, Bertrand se déploie tout autour de moi. Il n’est que sourires. De toutes les tailles et pour toutes les occasions. J’apprends, abasourdi, qu’il est également adjoint à la mairie de son bled, qu’il « brique-comme-on-dit » le poste de maire, qu’il n’a aucune intention de s’arrêter là, qu’il ira jusqu’au bout… Finalement et tout bien considéré par lui, il ne s’en tire pas mal. Comme ça, en tenant des jambes de ci de là. Dans l’immédiat il ne veut visiblement rien moins qu’échanger sa chemise. Seulement voilà, je suis du genre frileux. Malgré cela, Bertrand veut « qu’on se revoie, qu’on se donne des nouvelles ». Nous échangeons des coordonnées. Le train entre en gare. Il m’embrasse à grand renfort de tapes dans le dos et je le regarde, incrédule, descendre… à Nevers.

Je garde aujourd’hui encore l’intime conviction de n’avoir jamais connu de Bertrand au collège. Le train arrive à Paris. Je descends à mon tour. Par la porte opposée au côté où j’étais assis, comme d’habitude. En me disant que j’ai bien fait. Oui, j’ai bien fait de lui donner une fausse adresse.


2 commentaires:

  1. Tremble, malheureux : tu es dans les Pages blanches !

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  2. Je tiens à faire remarquer à ce cher Hrundi V. Bakshi l'erreur qu'il commet en son choix de siège dans le train ci-dessus évoqué. Non. Il ne s'agit nullement du numéro du train, ni du choix du wagon. Le wagon n° 12 est même judicieux. En cas de crash du dit train, les wagons 1 à 11 permettront d'amortir le choc. Néanmoins, celui ci restera rude et notre cher Hrundi V. Bakshi, asis dans le sens de marche du train, se verra violemment projeté vers l'avant, dans le meilleur cas, sur le siège le dos du siège trônant face à lui, dans le pire, sur les replis graisseux et sudopares du voyageur lui faisant face, pour peu qu'il ne soit, en plus, en train (c'est le cas de le dire) de déguster en sandwich SNCF à la mayonnaise.
    Siéger dan le sens contraire de la marche du train permettra à votre corps endolori de mieux absorbé la décélérations violente auquel il sera soumis. Et le fait d'être assis côté couloir vous offrira la possibilité de vous extirpez bien plus rapidement du wagon en flamme. En effet, à quoi sert il de survivre à un crash si c'est pour mourir brulé vif dans les minutes qui suivent.
    Décidément, votre choix de siège, cher Hrundi V. Bakshi, est bien hasardeux...

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