jeudi 11 février 2010

Faire son malin

A Denis Diderot.

Serge Daney employait parfois cette expression à propos de certaines critiques qui invoquent aujourd’hui encore, disons, Diderot, pour parler, disons, sur le film Disco (article « Le disco de la méthode » du 2 avril 2008 dans le journal Libération par exemple)… C’est facile de faire son malin. Ça ne mange pas de pain. Par exemple moi, j’ai toujours beaucoup aimé Jim Carrey. Pour plusieurs raisons. Plusieurs raisons de malin. Il représente la dernière résurgence de la tradition burlesque tombée en désuétude après Jerry Lewis. Il a participé à quelques très bons films (The Truman Show, Man on the Moon ou Eternal sunshine of the spotless mind pour ne citer qu’eux). Par ailleurs les comédies lui assurant sa popularité et son pécule sont souvent plus intéressantes que la moyenne des comédies assurant popularité et pécule à quelqu’un, et ce pour deux raisons : elles contiennent peu ou prou un aspect documentaire type « les animaux du Monde » sur l’animal Carrey et elles reposent souvent sur un concept amusant (devoir toujours dire la vérité – Liar liar – être obligé de toujours dire oui à tout – Yes man – assumer des pouvoirs divins – Mighty Bruce – j’en passe et des bien pires…). Dans ses meilleures comédies et dans leurs meilleurs moments, le corps de Jim Carrey, son visage, deviennent sous les yeux médusés du spectateur une sorte de miroir outrancier de toutes les déviances comportementales. Et tout y passe : schizophrénie (Me, myself and Irène), complexe d’infériorité et trouble obsessionnel (The Cable Guy), crétinisme (Dumb and Dumber)… De surcroît, Jim Carrey a été, avec Arnold Schwarzenegger, l’un des deux acteurs-clés qui ont permis et accueilli l’arrivée des effets numériques au cinéma, au début des années 90. Si le corps massif et proprement démesuré de Schwarzenegger a joué la carte de l’affrontement (corps réel mais incroyable du Terminator-culturiste contre corps de synthèse mais parfaitement grégaire, puisque imitant systématiquement la réalité, du T 1000 dans Terminator 2), le corps élastique de Carrey a, quant à lui, accueilli dans sa chair des effets de synthèse devenus rapidement pour lui – dès The Mask – une extension naturelle de son goût de la déformation voire de la difformité. Là encore Carrey joue le rôle d’un réceptacle. D’ailleurs les effets numériques ont fini par remplacer totalement le corps de l’acteur-caoutchouc (via la motion capture de Scooged par exemple) sans que le comédien ne perde de son expressivité, ailleurs catoonesque mais ramenant ici et dans le contexte technologique présidant à la création du film, une réelle humanité.

De quoi aimer Jim Carrey, non ? D’autant que l’ensemble des films cités ici s’articulent tous, plus ou moins, autour d’une passionnante dichotomie : réel-virtuel, vrai-faux, réalité-simulacre. Politique d’acteur probable, problématique contemporaine à coup sûr.

Bien. Bon. Tout ça c’est bien gentil, c’est bien malin mais tout ça c’est évidemment faux. C’est à dire que ce n’est pour tout ça que j’aime, au fond, Jim Carrey. J’ai fait mon malin. Parce que c’est facile et que j’avais plusieurs raisons de le faire. Non, la vérité est plus prosaïque : j’aime Jim Carrey depuis le jour où j’ai vu son personnage d’Ace Ventura, dans l’improbable Ace Ventura : when Nature calls, s’extraire à grand peine de l’anus d’un imposant rhinocéros contrefait – pour tout dire une simple cache en forme de périssodactyle –, et ce, devant toute une petite famille de touristes américains bon teint à la fois confondue et épouvantée par tant de soudaine monstruosité !

L’homme capable d’imaginer un gag aussi énorme, aussi incertain, aussi contestable, cet homme-là ne peut pas être totalement mauvais, cet homme-là pratique l’humour comme d’autres les concepts de guerre totale ou de terre brûlée.

Pourtant Jim Carrey vient de trouver son maître en matière d’humour. Et du même coup j’ai trouvé bien plus malin que moi. Pas plus tard que lundi dernier. Car, outre la grotesque rétrospective que lui consacre du 7 au 14 février une Cinémathèque Française qui n’en finit pas, elle aussi, de faire sa maline tout en étant décidément bien en peine de trouver quelqu’un à honorer, Jim Carrey a été décoré par le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, de la médaille de Chevalier de l’Ordre National des Arts et des Lettres. Ce n’est pas tant le fait d’accoler dans la même phrase Jim Carrey, ordre, arts et lettres qui est à pleurer de rire ici (jadis Super-Malraux, alias Jack Lang, avait bien récompensé jadis et par la même friandise l’hyperbolique Sylvester Stallone…) mais bien plutôt ce que le ministre a dit à l’acteur à l’instant critique, les yeux dans les yeux, et sans plus de soucis du second degré, quelques mots de malin comme on n’en fait plus, d’une drôlerie telle qu’elle rend caduque toute l’œuvre passée, présente et future du maître-grimacier Carrey. Et cette phrase définitive sur la Qulture la voici :

« Quand je vous vois, je pense à Diderot. »


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