Août. Un enchevêtrement touffu d’herbes folles et de chardons brûlait en crépitant dans le feu du plein midi. Derrière les haies, croûtes épaisses où l’exubérante ébriété de la végétation s’en donnait à cœur joie, se dressait à grand peine la zone commerciale de Mably – son gros Carrefour, son hideux Buffalo Grill, son effarant Norauto, son Flunch risible, son abominable Gemo et sa lamentable Halle aux chaussures – comme écrasée sous les coups répétés d’un soleil de plomb. Si peu d’autos sur les parkings. L’idée même d’ajouter de la chaleur à la chaleur en allumant son moteur avait dû rebuter tous les gourmets du dimanche. L’humanité se terrait, grotesque et aplatie sous la botte brûlante d’une force cosmique et indéniablement supérieure. La sieste dominicale des jardins ouvriers non loin de là bourdonnait du vacarme des mouches. Les grillons, décidés à ne pas être en reste, s’égosillaient sous le feu de l’été le plus chaud que la France ait connu depuis la grande sécheresse de 76. L’air, épais, asphyxiant, parfois comme agité d’invisibles insectes poussant le voyageur au soubresaut, invitait à la folie. Le pays découvrait que l’été avait cette année 2003 décidé de fêter sa grande orgie. Canicule.
Bien qu’ayant la route pour moi seul, j’étais en retard. Racorni dans ma voiture, ne sachant s’il valait mieux remonter ou redescendre les vitres des portières pour la énième fois, j’allais déjeuner chez ma mère, les pores suant de toutes mes eaux, jusqu’aux moins avouables. J’avais pratiquement parcouru les quelques cent trente kilomètres du trajet, lorsqu’il me fallut bien m’engager dans le rond-point qui enjambe la quatre voies venant de Saint Étienne. J’avais longuement hésité à passer par là. Ce rond-point – le rond-point de la mort comme l’appellent les natifs – est connu pour son extrême dangerosité. Un infortuné cycliste y ayant trouvé la mort, il y a de ça 20 ans, parfaitement écrasé par un frivole camion de livraison Carrefour, chaque enfant de Mably est élevé depuis lors dans la crainte de ce lieu et redoute le jour où, permis de conduire en poche, il lui faudra peut-être emprunter la piste maudite. J’en étais là ! Durant de nombreuses années j’avais su, usant de toutes les ruses, échapper à l’écueil mortel. Ce jour-là, pourtant, j’étais fait, car ce satané cercle de béton n’était rien d’autre que le seul raccourci viable pour arriver à l’heure chez ma mère ! Mon choix était donc le suivant : risquer ma vie ou être définitivement en retard. Mon choix n’en était pas réellement un. Il faut avoir des priorités dans la vie. Aussi m’engageais-je…
Les mains serrées sur le volant gluant, les fesses occupées à faire de même sur le siège moite, je roulais au pas, l’oreille aux aguets, les yeux irrités par la sueur acide s’écoulant en grosses gouttes molles de mon front mais patrouillant pourtant inlassablement dans mon champ de vision, attirés par le moindre mouvement. Il me semblait qu’un ballet de cyclistes trompe-la-mort et de camion fous aux couleurs bigarrées se répétait dans la coulisse de chacune des cinq voies que centralisait le cercle de l’enfer. Soudain, dans un coin de mon rétroviseur, quelque chose fit irruption ! Comme une silhouette. Un être étrange. Déplacé. J’avais eu, l’espace d’un instant, le fugace sentiment que procure parfois la première vision d’un collage surréaliste. Bravant tous les interdits, n’écoutant que mon courage, je négligeais la sortie menant à la sécurité et à la lotte à l’Armoricaine maternelle pour m’employer à refaire le tour méphitique dans un irrépressible désir de cœur net. Qu’avais-je vu, bon sang ! Je n’avais que trop peur de le savoir. Si mes soupçons se confirmaient, je ne pouvais rester sans agir ! Il était de mon devoir de… Elle était bien là ! Jeune idiote, par delà, l’ignoble sculpture en hommage à la victoire de l’équipe de France de football lors du Mondial 98 qui défilait sous mes yeux, au fil de la route et sous toutes ses coutures informes, représentant les onze joueurs en extase au pied du trophée. Elle m’apparut tout d’abord entre Barthez et Henry de loin en loin, elle passa ensuite, immobile, entre chacun des héros nationaux, seule femme d’un groupe pour l’essentiel masculin, on ne peut le nier. Statique, elle aussi, elle tournait toutefois résolument le dos à la vanité et au chauvinisme érigé en monument. Elle était en fait de l’autre côté. De la route, de la balustrade et peut-être même de la vie. Elle se tenait debout, face au vide, fixant la quatre voies au-dessous, les yeux perdues dans une masse folâtre de cheveux roux. « Non, tu ne cauchemardes pas – me disais-je en moi-même ou ais-je parlé dans mon éveil soudain ? – oui, c’est bien une tentative de suicide que déroule devant toi ce lieu ensorcelé ! Pourtant ta mère t’avais prévenu ! Tu ne l’as pas écouté et te voilà bien attrapé ! » J’en étais à mon troisième tour complet de rond-point, lorsque le héros qui sommeille en chacun de nous mais qui, en moi, ronflait au-delà de toute mesure, décida qu’il fallait que quelqu’un fasse quelque chose ! Aussi arrêtais-je mon cirque et ma voiture sans même couper le moteur ou serrer le frein à main, me défit brutalement de ma ceinture dans un geste sec et bondit hors du véhicule en lâchant un incertain : « Mademoiselle… Bonj…? » Hélas, la malédiction du rond point de la mort redoubla subitement. Je pliais sous les coups. Je n’avais pas pris garde, dans mon élan héroïque, à ce pied gauche qui s’était inopportunément glissé dans une circonvolution de ma ceinture de sécurité. Par ailleurs et dans ce même élan j’avais claqué ma portière – comme pour m’encourager sur la voie incertaine de la bravoure occasionnelle ! – sur la boucle même de ladite ceinture qui, loin d’être à cours de diableries, refermait sur moi un piège des plus efficaces. L’équilibre perdu, ma joue vint aussitôt frapper le goudron chaud et suintant. En moins de temps qu’il ne faut pour se jeter d’un rond point enjambant une quatre voies, j’étais attaché à plat ventre et par la cheville gauche, si gauche, à ma propre voiture, dont la portière s’était absolument bloquée en écrasant la boucle de la ceinture de sécurité contre l’encadrement de côté conducteur… Il aurait suffit qu’une vitesse soit passée pour que le véhicule démoniaque me traîne et m’emporte au diable-vauvert ! Un silence de mort me saisi alors. À défaut de mon entrave c’est ce dernier que je décidai prestement de briser : « Mademoiselle !? Ne bougez pas ! Ne faites rien ! Je suis là, j’arrive… enfin, laissez moi une minute et j’arrive, je vous le promets… » Tirant comme un beau diable sur la boucle de plastique qui m’enserrait le pied, là, au beau milieu de la route, je tentais l’impossible, empêtré que j’étais dans une danse dont le pas unique consistait à frotter tout mon corps sur l’asphalte. M’assaillaient là d’affreuses visons : un camion de livraison hystérique surgissant de nulle part et me réduisant en bouillie pour le plus grand plaisir d’un peloton entier de coureurs cyclistes encore dissimulé dans quelque bosquet n’attendant qu’un crissement de pneu, qu’un craquement d’os pour bondir et ovationner, l’équipe de France au grand complet faisant la holà sur mon cadavre encore chaud – comment pourrait-il être froid aujourd’hui ? –, Zidane, l’homme providentiel, le chantre de la victoire, m’encourageant à me défaire de mes liens… Et puis, le temps, le temps empoisonné, de la jeune fille rousse à deux pas de moi mais peut-être à un seul de la mort, un temps compté horriblement réel qui se déversait à plein boisseaux depuis le chronomètre de l’arbitre factice qui me tournait le dos, méprisant mon jeu à l’italienne. Mi-temps ! Arrêt de jeu ! Faute ! Que dire ? « Eh ! Je m’appelle Hrundi ! Et vous ? » – fût la seul exclamation qui me vint à l’esprit pour tromper à la fois mon embarras et mon angoisse ! Je devinais les expressions navrées de toute l’équipe de France. Je me sentis soudain con comme la lune ! Des corbeaux déchirèrent le ciel de leurs noires silhouettes. Augures de merde ! Le monde sembla alors se rétrécir bien vite autour du nœud coulant qui me tenait la jambe tandis que je tentais, malhabile et grotesque, de tenir celle de la jeune fille qui ferraillait de l’autre côté du véhicule avec sa pulsion morbide. Je m’imaginais fugacement, découvert au bout de plusieurs heures par quelque automobiliste égaré, attaché à ma voiture, déshydraté, pelé de toute part, le visage en partie dévoré par les corbeaux, avec à quelques mètres au-dessous de moi, le cadavre brisé d’une jeune fille. La panique fît ainsi place à l’hystérie ! Oui, il était grand temps d’être hystérique ! « Mademoiselle ! Vous m’entendez ? Je… Je crois bien que j’ai besoin d’aide… Au secours ! » Immense cloporte gigotant sur le sol bouillant, la joue saignante bientôt à point, je tentais d’apercevoir un mouvement quelconque de l’autre côté du véhicule… « J’ai mal ! Je me suis tordu la cheville et… » « Je m’appelle Emma. » Elle était apparu derrière moi. Je lui offrais, pour fêter enfin notre rencontre, le misérable spectacle d’une créature se débattant entre le néant et la mort, gros scarabée déchu. Lentement elle s’approcha et ensemble nous me détachâmes. Du coin de l’œil, je crûs, un bref instant, saisir la prémisse d’un sourire sur son beau visage opalin.
Elle me regardait m’agiter les yeux écarquillés. Je tournais en maugréant autour de la voiture. C’est généralement là le ton de la conversation avec soi-même de qui a laissé les clefs à l’intérieur de l’habitacle. Comme la lune ! – disais-je précédemment, et jamais une éclipse ! Par bonheur, Mademoiselle Emma avait dans un sac un peu de fil de fer que nous glissâmes par l’entrebâillement de la vitre. Ce fût par cette astucieuse entremise que nous pûmes ouvrir la portière passager. Je lui proposais de la raccompagner chez elle. Elle accepta. Nous ne prononçâmes pas un mot durant le court trajet. Au moment de quitter le véhicule cependant, elle s’immobilisa et me regarda avec un mélange d’incompréhension et d’inquiétude. Avec le temps, j’ai probablement ajouté un peu d’affection aux ingrédients de base de ce regard-là qui me fit baisser le mien. Nous nous dîmes au revoir comme on se souhaite bonne chance « Promettez-moi de faire attention – me dit-elle – Prenez soin de vous » Je promis, penaud, et repris ma route en songeant à ses yeux gris où couvait une braise lointaine, tamisée par la tristesse.
Je fis un vaste détour, ce jour-là, pour gagner, enfin, la maison de l’enfance. Partout, les bicoques du quartier sombraient dans une verdure de plus en plus jaunies. J’évoluais probablement dans une ancienne photographie où le temps qui passe et celui qu’il fait n’était plus qu’un seul et même phénomène. Je passais le reste du trajet à rêver en marge du temps. L’été, dans son incontinence de voisins débraillés et abattus, immobiles dans les moindres recoins ombrageux, baignait le monde d’une épaisse nonchalance. La chaleur obligeait tout un chacun à ne se consacrer qu’à l’essentiel. Et c’est dépouillé de mon héroïsme de hasard que j’arrivais, tout mouillé de chaud, très en retard mais de belle humeur, à destination.
Bien qu’ayant la route pour moi seul, j’étais en retard. Racorni dans ma voiture, ne sachant s’il valait mieux remonter ou redescendre les vitres des portières pour la énième fois, j’allais déjeuner chez ma mère, les pores suant de toutes mes eaux, jusqu’aux moins avouables. J’avais pratiquement parcouru les quelques cent trente kilomètres du trajet, lorsqu’il me fallut bien m’engager dans le rond-point qui enjambe la quatre voies venant de Saint Étienne. J’avais longuement hésité à passer par là. Ce rond-point – le rond-point de la mort comme l’appellent les natifs – est connu pour son extrême dangerosité. Un infortuné cycliste y ayant trouvé la mort, il y a de ça 20 ans, parfaitement écrasé par un frivole camion de livraison Carrefour, chaque enfant de Mably est élevé depuis lors dans la crainte de ce lieu et redoute le jour où, permis de conduire en poche, il lui faudra peut-être emprunter la piste maudite. J’en étais là ! Durant de nombreuses années j’avais su, usant de toutes les ruses, échapper à l’écueil mortel. Ce jour-là, pourtant, j’étais fait, car ce satané cercle de béton n’était rien d’autre que le seul raccourci viable pour arriver à l’heure chez ma mère ! Mon choix était donc le suivant : risquer ma vie ou être définitivement en retard. Mon choix n’en était pas réellement un. Il faut avoir des priorités dans la vie. Aussi m’engageais-je…
Les mains serrées sur le volant gluant, les fesses occupées à faire de même sur le siège moite, je roulais au pas, l’oreille aux aguets, les yeux irrités par la sueur acide s’écoulant en grosses gouttes molles de mon front mais patrouillant pourtant inlassablement dans mon champ de vision, attirés par le moindre mouvement. Il me semblait qu’un ballet de cyclistes trompe-la-mort et de camion fous aux couleurs bigarrées se répétait dans la coulisse de chacune des cinq voies que centralisait le cercle de l’enfer. Soudain, dans un coin de mon rétroviseur, quelque chose fit irruption ! Comme une silhouette. Un être étrange. Déplacé. J’avais eu, l’espace d’un instant, le fugace sentiment que procure parfois la première vision d’un collage surréaliste. Bravant tous les interdits, n’écoutant que mon courage, je négligeais la sortie menant à la sécurité et à la lotte à l’Armoricaine maternelle pour m’employer à refaire le tour méphitique dans un irrépressible désir de cœur net. Qu’avais-je vu, bon sang ! Je n’avais que trop peur de le savoir. Si mes soupçons se confirmaient, je ne pouvais rester sans agir ! Il était de mon devoir de… Elle était bien là ! Jeune idiote, par delà, l’ignoble sculpture en hommage à la victoire de l’équipe de France de football lors du Mondial 98 qui défilait sous mes yeux, au fil de la route et sous toutes ses coutures informes, représentant les onze joueurs en extase au pied du trophée. Elle m’apparut tout d’abord entre Barthez et Henry de loin en loin, elle passa ensuite, immobile, entre chacun des héros nationaux, seule femme d’un groupe pour l’essentiel masculin, on ne peut le nier. Statique, elle aussi, elle tournait toutefois résolument le dos à la vanité et au chauvinisme érigé en monument. Elle était en fait de l’autre côté. De la route, de la balustrade et peut-être même de la vie. Elle se tenait debout, face au vide, fixant la quatre voies au-dessous, les yeux perdues dans une masse folâtre de cheveux roux. « Non, tu ne cauchemardes pas – me disais-je en moi-même ou ais-je parlé dans mon éveil soudain ? – oui, c’est bien une tentative de suicide que déroule devant toi ce lieu ensorcelé ! Pourtant ta mère t’avais prévenu ! Tu ne l’as pas écouté et te voilà bien attrapé ! » J’en étais à mon troisième tour complet de rond-point, lorsque le héros qui sommeille en chacun de nous mais qui, en moi, ronflait au-delà de toute mesure, décida qu’il fallait que quelqu’un fasse quelque chose ! Aussi arrêtais-je mon cirque et ma voiture sans même couper le moteur ou serrer le frein à main, me défit brutalement de ma ceinture dans un geste sec et bondit hors du véhicule en lâchant un incertain : « Mademoiselle… Bonj…? » Hélas, la malédiction du rond point de la mort redoubla subitement. Je pliais sous les coups. Je n’avais pas pris garde, dans mon élan héroïque, à ce pied gauche qui s’était inopportunément glissé dans une circonvolution de ma ceinture de sécurité. Par ailleurs et dans ce même élan j’avais claqué ma portière – comme pour m’encourager sur la voie incertaine de la bravoure occasionnelle ! – sur la boucle même de ladite ceinture qui, loin d’être à cours de diableries, refermait sur moi un piège des plus efficaces. L’équilibre perdu, ma joue vint aussitôt frapper le goudron chaud et suintant. En moins de temps qu’il ne faut pour se jeter d’un rond point enjambant une quatre voies, j’étais attaché à plat ventre et par la cheville gauche, si gauche, à ma propre voiture, dont la portière s’était absolument bloquée en écrasant la boucle de la ceinture de sécurité contre l’encadrement de côté conducteur… Il aurait suffit qu’une vitesse soit passée pour que le véhicule démoniaque me traîne et m’emporte au diable-vauvert ! Un silence de mort me saisi alors. À défaut de mon entrave c’est ce dernier que je décidai prestement de briser : « Mademoiselle !? Ne bougez pas ! Ne faites rien ! Je suis là, j’arrive… enfin, laissez moi une minute et j’arrive, je vous le promets… » Tirant comme un beau diable sur la boucle de plastique qui m’enserrait le pied, là, au beau milieu de la route, je tentais l’impossible, empêtré que j’étais dans une danse dont le pas unique consistait à frotter tout mon corps sur l’asphalte. M’assaillaient là d’affreuses visons : un camion de livraison hystérique surgissant de nulle part et me réduisant en bouillie pour le plus grand plaisir d’un peloton entier de coureurs cyclistes encore dissimulé dans quelque bosquet n’attendant qu’un crissement de pneu, qu’un craquement d’os pour bondir et ovationner, l’équipe de France au grand complet faisant la holà sur mon cadavre encore chaud – comment pourrait-il être froid aujourd’hui ? –, Zidane, l’homme providentiel, le chantre de la victoire, m’encourageant à me défaire de mes liens… Et puis, le temps, le temps empoisonné, de la jeune fille rousse à deux pas de moi mais peut-être à un seul de la mort, un temps compté horriblement réel qui se déversait à plein boisseaux depuis le chronomètre de l’arbitre factice qui me tournait le dos, méprisant mon jeu à l’italienne. Mi-temps ! Arrêt de jeu ! Faute ! Que dire ? « Eh ! Je m’appelle Hrundi ! Et vous ? » – fût la seul exclamation qui me vint à l’esprit pour tromper à la fois mon embarras et mon angoisse ! Je devinais les expressions navrées de toute l’équipe de France. Je me sentis soudain con comme la lune ! Des corbeaux déchirèrent le ciel de leurs noires silhouettes. Augures de merde ! Le monde sembla alors se rétrécir bien vite autour du nœud coulant qui me tenait la jambe tandis que je tentais, malhabile et grotesque, de tenir celle de la jeune fille qui ferraillait de l’autre côté du véhicule avec sa pulsion morbide. Je m’imaginais fugacement, découvert au bout de plusieurs heures par quelque automobiliste égaré, attaché à ma voiture, déshydraté, pelé de toute part, le visage en partie dévoré par les corbeaux, avec à quelques mètres au-dessous de moi, le cadavre brisé d’une jeune fille. La panique fît ainsi place à l’hystérie ! Oui, il était grand temps d’être hystérique ! « Mademoiselle ! Vous m’entendez ? Je… Je crois bien que j’ai besoin d’aide… Au secours ! » Immense cloporte gigotant sur le sol bouillant, la joue saignante bientôt à point, je tentais d’apercevoir un mouvement quelconque de l’autre côté du véhicule… « J’ai mal ! Je me suis tordu la cheville et… » « Je m’appelle Emma. » Elle était apparu derrière moi. Je lui offrais, pour fêter enfin notre rencontre, le misérable spectacle d’une créature se débattant entre le néant et la mort, gros scarabée déchu. Lentement elle s’approcha et ensemble nous me détachâmes. Du coin de l’œil, je crûs, un bref instant, saisir la prémisse d’un sourire sur son beau visage opalin.
Elle me regardait m’agiter les yeux écarquillés. Je tournais en maugréant autour de la voiture. C’est généralement là le ton de la conversation avec soi-même de qui a laissé les clefs à l’intérieur de l’habitacle. Comme la lune ! – disais-je précédemment, et jamais une éclipse ! Par bonheur, Mademoiselle Emma avait dans un sac un peu de fil de fer que nous glissâmes par l’entrebâillement de la vitre. Ce fût par cette astucieuse entremise que nous pûmes ouvrir la portière passager. Je lui proposais de la raccompagner chez elle. Elle accepta. Nous ne prononçâmes pas un mot durant le court trajet. Au moment de quitter le véhicule cependant, elle s’immobilisa et me regarda avec un mélange d’incompréhension et d’inquiétude. Avec le temps, j’ai probablement ajouté un peu d’affection aux ingrédients de base de ce regard-là qui me fit baisser le mien. Nous nous dîmes au revoir comme on se souhaite bonne chance « Promettez-moi de faire attention – me dit-elle – Prenez soin de vous » Je promis, penaud, et repris ma route en songeant à ses yeux gris où couvait une braise lointaine, tamisée par la tristesse.
Je fis un vaste détour, ce jour-là, pour gagner, enfin, la maison de l’enfance. Partout, les bicoques du quartier sombraient dans une verdure de plus en plus jaunies. J’évoluais probablement dans une ancienne photographie où le temps qui passe et celui qu’il fait n’était plus qu’un seul et même phénomène. Je passais le reste du trajet à rêver en marge du temps. L’été, dans son incontinence de voisins débraillés et abattus, immobiles dans les moindres recoins ombrageux, baignait le monde d’une épaisse nonchalance. La chaleur obligeait tout un chacun à ne se consacrer qu’à l’essentiel. Et c’est dépouillé de mon héroïsme de hasard que j’arrivais, tout mouillé de chaud, très en retard mais de belle humeur, à destination.
Vous êtes un héros, Hrundi. Vous étiez l'homme qu'il fallait, où il fallait, au moment où il fallait.
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