dimanche 26 septembre 2010

Le vieil enfant et la mère

« Allô, Hrundi ? Il faut absolument que je te parle de ton frère ! »

« Oh… C’est toi ? »

« Evidemment. Tu ne sais pas ce qu’il m’a fait encore celui-là ? »

« Non… Je dois avouer que… »

« Il est arrivé en larmes hier soir… à dix heures passées ! »

« Pourquoi était-il en… »

« Dix heures passées ! Et que je pleure… et que je criaille… Tu te rends compte ? Ce que doivent penser les voisins ! »

« Mais que t’a-t-il dit à la fin ? »

« À son âge ! Se mettre dans des états pareils ! Je te demande un peu… Est-ce qu’il n’a pas tout pour lui ? Non mais est-ce qu’il n’a pas tout pour lui ! »

« Et bien, apparemment pas puisqu’il... »

« Non mais quel traîne-grole ! Mais quel abominable traine-grole ! Il est resté plus de deux heures ! À me bassiner avec ceci, à chougner sur cela ! »

« Est-ce que tu vas finir par me dire ce que… »

« Heureusement que tu es là, toi ! Heureusement ! Ah, toi ! Tu n’es pas du genre à t’apitoyer sur toi-même comme il le fait ! »

« Tu me connais très m… »

« Et cette fille que tu as rencontrée ! Cette petite Jayamala est épatante. D’ailleurs je le lui ai dis. Dieu m’est témoin, je le lui ai dis à notre première rencontre ! Je lui ai dit : "Jayamala ma petite guirlande, tu es un peu la fille que je n’ai jamais voulu avoir." »

« Tu voulais dire : que tu n’as jamais eue ? »

« Comment ? Oui, si tu veux. Tout ce que tu veux, moi ça me va ! »

« Et bien alors dis-moi pourquoi Paridil était en larmes hier soir… »

« Pourquoi ? Oh mais est-ce que je sais, moi. À mon âge… Cette femme, cette Mâdharasi dont il s’est amouraché, n’a pas dû dire ou faire ce qu’il attendait voilà tout ! Quelle idée de dépendre d’une fille appelée Mâdharasi ! Il a trouvé – à son âge on ne saura jamais comment ! – le moyen de tomber amoureux d’une qui ne l’aime pas, évidemment. Enfin, tu le connais. Il n’y a pas grand-chose à en dire. Cela dit je l’aime bien, moi, Paridil. C’est vrai. Dieu m’est témoin que je l’aime bien ton frère. »

« Tu veux dire : ton fils ? »

« Hum ? Oui, oui, c’est ça, mon fils, ça n’est pas ce que j’ai dit ? Bref… Tenons-nous au courant. Essayes de l’appeler, ça lui fera sûrement bien plaisir. Comme à moi. Quel plaisir tu me fais lorsque tu m’appelles. Tu ne m’appelles pas suffisamment. Tu sais, je suis âgée. Le temps passe si vite. Enfin, c’est la vie. On met des enfants au monde et puis… Bah ! A bientôt mon grand. »

« Au revoir, Maman. »



Dans la famille Bakshi, je demande le prophète. Lorsqu’on parle famille il est très souvent injuste de passer sous silence son existence à celui-là. Nombre de familles en possèdent un. De prophète. Le père ou la mère (plus rarement les deux) le désigne, le choisis. C’est alors qu’il s’incarne. Il se met à exister. Plus ou moins indépendamment du corps terrestre qui lui sert de réceptacle. Toujours aux dépends de ceux qui peuplent tant bien que mal la réalité. Aux yeux fous de la mère, Hrundiette Nallarasi Bakshi-la-reine-de-beauté, le prophète n’est autre que Hrundi. Ce statut a fait de Paridil le paria. Nallarasi se refuse à croire que nous ne sommes tous que des chiures de mouches sur l’immense vitre de la vie. Son petit Rhundi n’est pas une chiure. Cela ne se peut car Nallarasi-la-reine-de-beauté n’a rien d’une mouche.


Qu’est-ce qu’un prophète ? Et bien un proph…


« Oui, allô ? »

« Hrundi, lumière de ma vie, j’ai oublié de te demander si tu avais bien reçu ma carte pour ta fête ? Tu vois ce que ton frère me fait faire ! J’en perds la tête, tiens… Pourtant ta fête est aussi la mienne. Alors ? »

« Oui, oui. Je l’ai bien reçue. Et je t’en remercie d’ailleurs. Et je te souhaite une bonne saint Hrundi, enfin une bonne sainte Hrundiette, également.»

« Tu as trouvé le chèque ? »

« Je l’ai trouvé oui. Il était dans l’enveloppe, alors forcément… »

« Le montant te suffit ? »

« C’est trop. »

« Comment ? Mais rien n’est trop beau pour celui par qui la vie de tout être vivant prend enfin sens et… »

« C’est parfait. Parfait, vraiment.»

« Et la photo de ta mère ? L’as-tu trouvée la photo de ta mère ? »

« Et bien oui… Je… Elle aussi était dans l’enveloppe… »

« N’était-elle pas sublime ta mère du temps de sa splendeur ? Hein ? N’étais-je pas une sacrée pépée ? »

« Et bien ma foi, tu… Il est certain que… Enfin, est-ce qu’on peut vraiment nier que… »

« Les mots te manquent ? Je comprends ça. Ils manquaient aussi à ton père. Ah, ton père… Si seulement il était là… C’est arrivé si subitement. D’un coup ! Crac ! Et puis plus rien. Rien. À part toi. »

« Écoute maman… je… »

« Oui, tu as du travail, je comprends. Ah ! Les enfants… Tu manges à ta faim seulement ? Il faut manger à ton âge ! »

« À quel âge ? »

« Oui, oui. À bientôt, ma lumière, mon amour, ma paupiette. À bientôt. Ta Maman raccroche. »

« Bon. On se rappelle… »



« Prophète : n.m. est un emprunt très ancien (v.980) au latin chrétien propheta « devin qui prédit l’avenir » et, dans la Bible, « homme inspiré par Dieu parlant en son nom pour révéler ses volontés ». Le mot latin est emprunté au grec prophêtês désignant l’interprète d’un dieu, celui qui transmet la volonté des dieux, annonce l’avenir et, à l’époque chrétienne, celui qui annonce la volonté du Dieu unique. »



On le sait depuis « La Vie de Bryan », seul le prophète peut nier qu’il est le prophète. Inutile donc de se perdre dans de trop longues explications auprès de la mère. La rationalité ne présente de toute façon que peut d’intérêt lorsqu’il s’agit de cerner un type de rapport au monde. N’a-t-elle pas, de par le passé, servi à tout justifier, la rationalité ? De l’usage de la torture à la création des camps de concentration… Non. Toute tentative de s’expliquer est nulle et non avenue. Dès lors, demandons-nous plutôt ce qu’est un prophète sans prophétie ? En ce qui concer…



« Oui ! Allô ? »

« Mon Hrundinou ? »

« Qui d’autre veux-tu qui… Qu’est-ce que tu veux encore, Maman ? »

« Tu es fâché ? Quelqu’un t’a fait des misères ? »

« Écoute, il faut que je travaille et… »

« Ah, oui. Le travail ! Quel stress de nos jours. J’ai vu ça à la télévision. Chez France Télécom il s’en jette par les fenêtres comme s’il en pleuvait ! Tu n’as pas de "désirs morbides", des fois ? »

« Pardon ? »

« Des "désirs morbides", c’est comme ça qu’il appelle ce que ressentent tous ces gens, là, qui prennent les fenêtres pour sortir… »

« Non, je ne… »

« Tant mieux ! Parce que s’il t’arrivait quelque chose, n’importe quoi, Dieu m’est témoin que je n’aurais plus aucune raison de vivre, tu m’entends ? Plus aucune ! J’en mourrais, tu m’entends bien, là ? Tu te rappelles ce que me disait le bon docteur Zorg à ta naissance ? »

« Je pourrais difficilement m’en rappeler mais comme tu me l’as répété des milliers de fois je… »

« Le docteur Zorg a dit en parlant de toi, Hrundinounet, oh, je l’entends encore, il a dit : "à votre âge, Madame, celui-là, ça sera votre bâton de vieillesse… !" »

« … »

« Je te laisse penser à tout ça. À très bientôt, mon Hrundinounetnitounet. »



Évidemment, le prophète a droit aux plus beaux atours. La pourpre, la myrrhe, l’or, l’encens lui sont destinés. Les soieries les plus raffinées, les étoffes richement brodées lui reviennent de droit. Entre taffetas et mousselines, il passe lentement une enfance interminable comme un solitaire trop onéreux dans la vitrine d’une bijouterie fantaisie. Pour qu’il devienne le plus gros solitaire du quartier – comme on le dirait également d’un sanglier, notons-le – son Dieu le bourre régulièrement des mets les plus fins, les plus délicats… ou pas, mais toujours en importantes quantités. Il est celui qui luit et qui, toujours plus gros, n’en sera que plus éblouissant. Il est celui qui brille de milles feux aux yeux malades de la mère professionnelle. Car il existe des mères qui exercent en amatrices. Celles-là, votre serviteur l’a constaté, prennent soin d’élever des hommes et non des fils comme c’est là la tâche et l’obsession des mères professionnelles. En retour, le prophète, replet, se doit, par contrat tacite, de ne jamais trop s’éloigner de la déesse Maman. Elle est et restera son seul Dieu. Il est et doit être jusqu’à la fin des temps son « bâton de vieillesse ».

Derrière cette expression se cache un fait patent : le prophète n’est que glaise entre les doigts avides de la déesse. Il n’est ni plus ni moins qu’un objet, certes le plus précieux de tous, mais qui jamais n’accèdera au statut envié d’individu. Dans la famille Bakshi, le moyen de domination de l’autre le plus courant est l’angoisse. Ce sentiment puissant, lentement érigé au rang des Beaux Arts par des générations de Bakshi aux yeux écarquillés et à la bouche bée, auxquelles le peintre danois Edward Munch à rendu le plus vibrant des hommages dans son tableau Le Cri, ce sentiment sans limite donc irradie de la déesse Hrundiette Nallarasi-la-reine-de-beauté ! Etre son prophète, accomplir sa prophétie signifie clairement être l’objet d’une incommensurable déferlante d’angoisse perpétuée et perpétuelle, qu’il faudra tout à la fois subir et entretenir.

Mais illustrons à satiété ce qui n’est encore qu’un vague concept par l’entremise de quelques questions précises…

Question : qu’arrive-t-il au prophète lorsque Hrundiette Nallarasi-la-reine-de-beauté sa mère, ivre de télévision bouchonnée, apprend l’existence de « la drogue » et du trafic dont elle est l’objet dans les établissements scolaires ?

Réponse : le prophète est examiné sous la moindre de ses coutures avec une régularité inhumaine et au premier prétexte venu à un âge pourtant avancé de son développement. Le prophète grandit ainsi dans une sorte de commissariat où ses plus infimes velléités d’intimité sont mises à mal par l’œil omniscient de la police. Sous le képi, les yeux hagards, éperdus d’inquiétude de Hrundiette Nallarasi Bakshi qui n’a foi en rien ni personne et mènera jusqu’au bout un combat juste et bon contre le mal qui déjà s’insinue dans les veines de son prophète, c’est probable ? Non ! C’est un fait !, Arrh ! Mon Dieu ! Mais qu’ai-je fais pour mériter ce fils drogué qui avait pourtant tout pour lui ! Ça n’a pas d’importance, mais le prophète en question attendra l’âge inconvenant de 28 ans pour fumer sa première cigarette de marijuana.

Question : quid du prophète lorsque sa mère, Hrundiette la forcenée, gavée de monceaux de programmes avariés, se met à croire dur comme fer à la folle et secrète carrière de travesti de son fils à la simple faveur d’une erreur téléphonique où l’interlocuteur d’infortune lui demanda après une certaine Succuba Bakshi… Le propre nom de son fils associé de la sorte à quelque prénom tout aussi féminin qu’impur suffit à convaincre le cerveau enfiévré par l’angoisse de la mère que son prétendu prophète, au lieu d’haranguer les foules comme son destin l’y engageait légitimement, préférait les aguicher par l’entremise de vaporeux déshabillés que l’œil pervers d’invertis libidineux notoires ne pouvait manquer d’apprécier ! Ainsi, d’un instant à l’autre, celui qu’elle avait mis bas était-il mis à bas ! Trainé dans une fange qui n’encombrait que trop la boite crânienne maternelle pour ne pas s’évacuer alentours tel un purin malfaisant, le prophète, redevenu pour l’occasion Hrundi-le-petit-le-sans-grade, était mis en demeure de s’expliquer à propos de ses activités nocturnes et contre-nature ! Comment sortait-il de la maison la nuit venue pour aller s’adonner au stupre et à la luxure ? Hein, comment ? Qui ? Mais qui donc l’avait ainsi jeté sur les chemins honteux de la dépravation ? N’était-ce pas cet ami d’origine grecque ? C’était sûrement lui : n’avait-il pas celui-là abandonné ses études pour se consacrer à la coiffure ! C’était bel et bien là la preuve : un pseudonyme, un ami aux origines tendancieuses s’adonnant à un métier dont on sait bien par qui il est en règle générale pratiqué : la messe était dite ! Le destin de Hrundi scellé ! D’autant que celui-ci, tel un enfant battu sur lequel s’abat pour des raisons qui lui échappent, à un moment inattendu, la violence parentale venue d’on ne sait où, Hrundi, donc, tétanisé à la barre d’un procès improvisé, ne savait que dire pour sa défense. La mère, philosophe à ses heures, sait bien que « qui ne dit mot consent » ! Alors Hrundi s’agace. Il est subitement d’humeur chafouine ! Il hausse le ton devant son créateur. Un sentiment d’absurde et d’injustice l’envahit ! Tel Job, une sainte colère s’empare de tout son être. Pour que cessent les mots infâmes qui s’abattent sur lui comme une pluie de grêlons – de ceux dont on dit après coup qu’ils avaient la taille d’un œuf – Hrundi laisse aller non sans violence une main désormais hors de contrôle sur la bouche impie qui hurle à présent des malédictions ! Ce geste aura deux conséquences. Premièrement : Hrundi aura pour un temps tordu le coup à toute culpabilité et se sera par un tel geste affranchi de toute forme d’aigreur quant aux mères en général grâce à la limite imposée à la sienne en particulier, il aura résisté pour de bon en perçant cette sorte d’abcès que génère toujours le dos rond face à l’adversité, il aura défendu sa dignité toute humaine pour de ferme, pour de dur, sans qu’aucune des abominables prédictions de la mère (qui le menaçait une fois de plus de se supprimer à l’aide du fusil de chasse paternel et qui profitait même de l’occasion pour bien stipuler qu’après sa mort aucune femme – aucune ! – ne pourrait aimer un être aussi vil que Hrundi) ne se soit depuis réalisées. Deuxièmement : un conseil de famille composé de la mère et de ses propres parents fut réuni à la hâte et décida rapidement qu’il fallait faire interner le prophète !

Interné, Hrundi l’était depuis sa moins tendre enfance. Cela le désappointa mais ne lui fit aucunement peur.

Question : le prophète peut-il être déchu définitivement de tous ses droits divins ?

Réponse : Hélas, non. Il regagna rapidement son statut de prophète aux yeux fous de Hrundiette Nallarasi-reine-de-beauté, et ce pour deux raisons : tout d’abord la vie de la mère devait avoir un sens que seule la mise au monde d’un prophète pouvait justifier, d’autre part, si la mère voulait avoir de nouveau l’occasion de radier de l’ordre du Divin sa progéniture il fallait bien que cette dernière regagne son titre.

Question : la mère a-t-elle cessé par la suite ses activités funestes ?

Réponse : Hélas, trois fois hélas, non bien sûr ! Par la suite la mère, toujours très professionnelle, ne manquera jamais de répandre ça et là ses angoisses de femme seule ayant elle-même été élevée par une mère abusive et malade d’angoisse. Justifiant chacun de ses actes aberrants par l’amour inconditionnel qu’elle voue à son prophète de rejeton, elle fera conséquemment tout pour que celui-ci soit rejeté. Ainsi insinuera-t-elle continuellement que les « filles » qui s’intéressent à lui contre toute attente ne le font que pour des raisons qui outragent sans vergogne la plus élémentaire des honnêtetés. Ainsi ne manquera-t-elle pas d’appeler le premier employeur du prophète pour dresser de son fils un portrait vibrant d’une sensibilité toute télévisuelle, à mi-chemin entre « La boom » et le Téléthon. Accueilli par ce premier staff comme le dernier des demeurés, est-il besoin de préciser que Hrundi aura bien du mal à faire son trou au sein de l’entreprise car il lui faudra tout d’abord sortir de celui creusé par la mère à grand renfort d’amour protec...


« Allô ? Qu’est-ce que tu veux encore Maman ? »

« Hrundi, mon petit ? Paridil à l’appareil. »

« Oh, Paridil, mon grand, j’ai cru que c’était encore la vieille qui m’appelait. »

« Elle est difficile en ce moment. Tu sais ce que c’est : elle vit seule, n’a que la télévision, s’imagine toute sorte de chose… »

« Comme quoi, à défaut de justice la vie sait faire preuve de justesse… »

« Tu es un peu dur. Ça n’est pas facile pour elle. Elle n’a que t… »

« Moi ? Et toi alors ? Je n’ai jamais compris pourquoi ça ne te gênait pas qu’elle me préfère à toi d’une façon aussi flagrante ? C’est injuste et ça n’a pu que te manquer… »

« On ne peut pas tout avoir. C’est notre histoire : tout un poème mais pas de quoi faire pleurer les honnêtes gens. Des deux vieux enfants que nous sommes, je ne suis pas celui qui a eu l’amour voilà tout… »

« Et qu’est-ce que tu as eu, alors ? »

« La paix. Et ça aussi ça n’a pas de prix crois-moi. »

« … »

« Hrundi ? »

« Oui. »

« Tu as faim ? »

« Toujours. »

« Alors voilà ce qu’il nous faut : un bon gros repas bien cher ! »

3 commentaires:

  1. Je vois que nous abordons au même moment l'importante question de nos mères.

    J'aime beaucoup le concept de "mère professionnelle".

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  2. Je ne savais pas que tu avais été travesti drogué...

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  3. Oui, oui. C'était un peu avant mon passage dans les forces spéciales. J'étais un peu perdu à l'époque et d'alleurs... Enfin tu vois, quoi.

    Pour ce qui est des mères professionnelles, c'est le fruit pourri d'une interminable expérience...

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