vendredi 2 juillet 2010

Nous trois ou les vacances de l’amour

« La fée dépérit si nous approchons de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom commence alors à la refléter et elle ne contient rien de la fée ; la fée peut renaître si nous nous éloignons de la personne. »

Marcel Proust
Le Côté des Guermantes



« Vanakham ! »

« Pardon ? Oh, oui… Vanakham… Vanakham… »

« Vanakham » signifie « salutations » en tamoul, la langue de l’amour. Ce fût par ce mot et par une nuit sans lune que Paridil l’enfant maudit revint de vacances. Fort justement de passage dans sa ville natale, votre serviteur l’accueillit à la gare et dans son automobile. Des péripéties sentimentales, ternies et étrangement lointaines, que lui narrait un Paridil amoindri par cette mélancolie que procure parfois le retour, se détachait la ville qui s’avançait lentement sous forme de masses encore indifférenciées. Pâtés de maisons compacts découpés par les longues et brillantes lames de rues sous la pluie. À mesure que Paridil-l’homme-sans-vice me contait sans passion ses dernières semaines – placées, semblait-il, sous le signe maléfique du vide intérieur – à l’extérieur le pâté semblait se faire pâte, épaisse et visqueuse, engloutissant petit à petit la voiture et la maigre fratrie qu’elle contenait. L’orage était venu avec la pluie. Il redoublait sur Ratnapura (au nord de la Loire...) avec toute la rage que ne peut qu’inspirer la médiocrité de la ville. Alors que nous peinions visiblement et de plus en plus à nous mouvoir dans le mortier urbain – que les mots et le ton de Paridil contribuaient, semblait-il, à densifier encore – un feu tricolore nous immobilisa tout à fait.



« Ces deux-là au moins n’ont pas à s’en faire pour la météo ! » - dit soudain votre serviteur car il ne savait justement pas quoi dire et venait d’aviser la couverture de Nous deux présentant Charles Windsor, prince de Galles, et Camilla Parker Bowles, son épouse, en vacances au bord de la mer.

« Oh… Eux… Je trouve, moi, que c’est une belle histoire… » – ajouta Paridil sur le ton de qui à roulé carrosse.

« Pardon ? »

« Oui. Toutes ces histoires de célébrités ne m’intéressent guère tu le sais, mais cet homme qui a attendu toute une vie pour pouvoir épouser celle qu’il aime, je reconnais que c’est une belle histoire… »

« Eh bien dis-moi, mais c’est une véritable fête de l’esprit ici ce soir ! »

« Tu es cynique… »

« Attendre toute une vie ne me fascine en aucun manière, vois-tu… Je sais bien pourtant qu’avec les progrès de la religion, l’espérance de vie éternelle a tendance à s’allonger mais, effectivement, quelque chose comme mon cynisme m’empêche de me réjouir tout à fait de cette nouvelle. »

« Mais Charles a eu raison d’attendre ! À force d’obstination, il… »

« Disons que les gens qui veulent toujours être gagnants m’épuisent un peu. Ce sont ceux qui s’apitoient le plus sur leur sort et causent le malheur partout… »

« C’est pour moi que tu dis ça ? »

« … »



La bourbe nous avait, à ce point de la conversation, tout à fait recouvert. Quant à la résolution de l’histoire d’amour impossible entre Paridil, ragaillardi par le noble exemple de la royauté et de fait en tous points semblable à l’ultime colonne d’un temple en ruines, et Mâdharasi la reine des femmes, roturière mais flamboyante comme un chaudron de cuivre, votre serviteur avait placé son espoir dans l’usure. Il était bien clair à présent que votre serviteur s’était trompé sur toute la ligne ! De là jusque là, environ. C'est-à-dire du moment où il avait pris connaissance des dispositions sentimentales complexes de son ainé Paridil et conscience du profond bourbier où lesdites dispositions plongeaient inexorablement le frère épris jusqu’au cou.

Le terme de bourbier – nous confie le Robert historique de la langue française – apparait en même temps que bourbe sous la forme de borbier en 1223 avec la valeur figurée d’ « affaire », de « situation difficile », de « lieu impur ». Il désigne concrètement un endroit creux plein de bourbe. La bourbe, elle, est d’origine inconnue. Paridil, cela ne faisait plus aucun doute bien que le Robert historique de la langue française n’en fît pas mention, travaillait d’arrache cœur à la découverte de cette origine.



« Alors ces vacances ? » – on l’aura compris, votre serviteur était en verve ce soir-là !

« Pas mal… »

« Comment ça : pas mal ? »

« Pas mal. »

« C’est tout ? »

« Non, j’ai fait des photos aussi. »

« Oh… »



Quelques instants plus tard, Paridil et son cadet circonspect s’installèrent dans le vaste salon vide de l’aîné des Bakshi, sur son large canapé froid, devant le grand téléviseur indifférent sur lequel allait défiler, les unes après les autres, ces heures de grande aventure pédestre qu’avait traversé un Paridil fort d’un passé glorieux en la matière mais faible d’un présent tout entier dévolu à l’adoration d’une femme et d’une seule : Mâdharasi ! Et Paridil l’adorait à ce point sa reine des femmes, qu’il avait décidé cet été là de l’adorer partout où les pas de la déesse la conduirait. Il serait « l’ombre de sa main, l’ombre de son ombre, l’ombre de son chien » comme le dit si plaisamment un fameux poème Sri Lankais. Ainsi les photos montraient-elles l’ombre de Paridil sur les croix du cimetière américain d’Omaha Beach, au vilain milieu duquel posaient Mâdharasi et Pritish son époux. Votre serviteur voyait ainsi pour la première fois l’image d’une Mâdharasi jusqu’ici bien abstraite au travers du regard mécanique, déformant de Paridil, des yeux même de l’amour. Le triste objectif de Paridil n’était-il donc plus que de prendre acte d’un bonheur qui ne serait jamais le sien ?



« Dis-moi donc Paridil car tu dois savoir cela : Mâdharasi a-t-elle toujours été l’épouse comblée de Pritish ? »

« Que veux-tu dire ? »

« Et bien des mortels l’ont-ils approchés ? Des mortels l’ont-ils… »

« Des mortels ? De simples mortels veux-tu dire ? »

« Précisément. C’est bien là ce que ma parole cherche à exprimer. »

« Grands Dieux non ! Seul Pritish… »

« Oh… Je vois. C’est donc lui qui a inculqué à Mâdharasi les premiers principes de la vie matrimoniale ? »

« Que tu es trivial ! C’est tout ce que t’inspires l’image-même du bonheur ? »

« Je te le concède, en effet, Paridil mon grand. »

« Que regardes-tu là ? »

« Pour tout dire un tas d’emmerdes. »



Les photos déroulaient des lieux insolites et chatoyants mais un scénario unique : Mâdharasi et Pritish s’aimaient d’un amour irréversible et Paridil était le témoin muet, le chroniqueur fidèle de cette vision. Revenue d’entre les morts, son ombre portée sur l’amour découvrait le visage empourprée de Mâdharasi – femme au jardin improvisée – souriant à Pritish sur le pont japonais de Claude Monet à Giverny. Puis vint la visite de la cathédrale de Chartres : portrait de Mâdharasi en Madone ! De temps en temps, Paridil avait apparemment tenté timidement de faire front et prétendait encore à figurer sur certains clichés. Les yeux de votre serviteur s’écarquillèrent soudain sur le bien curieux spectacle que donnait l’étrange attelage composé de Mâdharasi, de Pritish et de l’indécrottable Paridil. Tous trois s’enfonçaient, bonhommes et dans une condition voisine de la nudité tant l’été donnait sa pleine mesure sur la plage surpeuplée, dans cette boue si particulière qu’on trouve au pied du Mont Saint-Michel.

« Les dépôts sédimentaires de la baie du Mont Saint-Michel sont d'une grande finesse. Ils constituent des argiles très riches en oligo-éléments bénéfiques à l'organisme et soulagent les douleurs articulaires. Le savais-tu seulement, Hrundi, mon tout petit ? La boue marine est récoltée par un bateau muni d'une drague spécifique au large des îles Chausey, à 15 km de Granville, au cœur de la baie du Mont Saint-Michel. C'est une pâte épaisse, de couleur gris foncé, avec un pH compris entre 7 et 8… »

La voix de Paridil parvenait aux oreilles de votre serviteur mais les mots qu’elle véhiculait n’avaient plus pour lui aucun sens. Seule l’image de Paridil tenant un ballon rouge au bout d’une ficelle, de la boue jusqu’aux genoux, le visage inexpressif et les yeux plantés dans l’œil mort de l’appareil photo semblait produire du sens. Mais lequel ? Le cœur lourd de Paridil, grand enfant refusant l’abandon, le faisait s’abîmer à vive allure entre une Mâdharasi et un Pritish que leurs cœurs légers défendaient d’un engloutissement aussi rapide.



« Mais enfin Paridil, n’est-ce pas là chose répugnante que ce flot de boue ? »

« Ce n’est qu’un peu d’argile, Hrundi mon petit. Ce n’est qu’un peu d’une de ces matières étonnamment ductiles à laquelle tout un chacun peut donner la forme qu’il désire… »

« Certes. Mais, Paridil mon grand, quid de l’amour propre dans cet océan fangeux ? »

« … »

« Tu ne peux nier que sur cette photo le roi ne parait pas être ton cousin ! »

« … »

« Qu’importe. Après tout l’amour propre et l’amour ne vont pas ensemble. D’ailleurs s’il en est un que l’on nomme propre c’est pour le distinguer de l’autre qui l’est rarement… »

« Tu es vraiment cynique ? Disons que… Mâdharasi… souffle sur moi le chaud et le froid au fil des jours et au gré de ses humeurs, comprends-tu ? »

« Mal. »

« Et bien disons que certains jours, certaines fois, elle est avec moi différente d’avec tout autre. Si d’aventure elle n’est pas bien dans sa peau, elle peut se montrer dure et froide à mon égard… Et pour moi c’est insupportable. »

« L’as-tu questionné à ce propos ? »

« Oui. »

« Et que t’as-t-elle répondu, Sacrebleu ? »

« Mâdharasi a trois façons de répondre à cette pénible question. Ou bien elle me dit que je me trompe, que je fabule entièrement son attitude et la cruauté qui l’accompagne… Ou bien elle me dit qu’elle ne s’en rend pas compte et alors il arrive que pour quelques jours elle se montre agréable et délicate à mon égard, ce qu’elle ne manque jamais d’être avec tout autre que moi… »

« Hum… Et quelle est la troisième possibilité ? »

« La troisième possibilité ? Et bien il se peut qu’elle me réponde… qu’elle est une mauvaise personne… »

« Une mauvaise personne ? Nous voilà beaux ! Que peut bien signifier cet aveu ? Était-elle marquée sur cette plage du chiffre infâme de la Bête sur quelque partie de son anatomie ? »

« Je… Je n’ai jamais cherché à en savoir plus. »

« Mais pourquoi ? C’était là l’occasion servie sur canapé d’en savoir plus sur elle, de t’approcher au plus près, de… Ne me confiais-tu pas récemment que tu n'avais qu'un souhait, celui d'être ami avec Mâdharasi ? »

« Je ne l’ai pas fait c’est tout ! Je n’en avais pas envie… »

« Mais pourquoi partir en vacances avec elle si tu ne veux pas la connaître davantage ? À ce compte-là tu ne fais que les accompagner, elle et Pritish, dans toutes sortes de lune de miel à répétition ! »

« Que veux-tu, loin d’elle je suis malheureux. Alors lorsqu’ils m’ont proposé le circuit « Normandie éternelle » ça m’a paru une bonne idée… »

« Comme de demander à Lucrèce Borgia de te préparer un cocktail ! Ne devraient-ils pas t’éviter comme la peste ! Après tout, tu n’es pour eux qu’un tas de problèmes potentiels ! Pourquoi diable t’ont-ils proposé semblable pèlerinage ? »

« Je l’ignore. Peut-être parce que je suis leur ami ? Peut-être que je ne sers qu’à souder encore davantage qu’il ne l’est déjà leur couple merveilleux ? Et quand bien même, je serais fier d’avoir apporté ma pierre à l'édifice vertigineux de leur bonheur ! Que cherches-tu à démontrer à la fin ? Pourquoi veux-tu toujours tout trainer dans la boue ? Que veux-tu au fond ? Établir la vérité ? M’ouvrir les yeux après que Mâdharasi m’ait ouvert le cœur ? Écoute, Hrundi mon petit : il y a ce que les gens ont envie d’entendre, ce qu’ils ont envie de croire et puis seulement ensuite, parfois, pour ceux que ça intéresse, il y a un peu de vérité. Moi ça ne m’intéresse pas. »

« … »

« … »

« Tu devrais lire Proust… Non ? »

« Proust c’est celui qui écrit petit ? Je n’ai pas le temps… »

« … »

« … »

« Comment as-tu trouvé Giverny ? »

« Magnifique. »



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