mardi 20 juillet 2010

Histoires naturelles


« Personne ne pense clairement. Même les gens qui prétendent le contraire. Penser est un truc à vous flanquer le vertige. Il s’agit de saisir le plus grand nombre d’éléments évanescents et de les organiser au mieux. C’est pour cela que les gens s’accrochent avec autant d’énergie à leurs croyances et à leurs opinions. Parce que par comparaison avec le cheminement chaotique qui permet d’y arriver, les opinions les plus folles paraissent merveilleusement claires, réfléchies et évidentes. Et si on les laisse échapper on doit replonger dans ce fouillis brumeux pour les remplacer en s’en fabriquant péniblement d’autres. »

Dashiell Hammett.



« Au début j’ai cru qu’elle était partie pour les vacances, qu’elle allait revenir. Et puis l’eau a commencé à bien couler sous les ponts… Et les ponts s’en foutaient pas mal, tu peux me croire ! Ah, tu ne peux pas t’imaginer ce que je l’aimais cette femme ! Non, petit : tu ne peux pas te le figurer ! Personne ne le peut. C’est impossible ! L’amour, on ne peut pas se figurer… »



Hrundi Bakshi, votre serviteur, était ce soir-là descendu en gare de Ratnapura... Mais si ! Cette fameuse bourgade de la Loire où les frère Troigros ont su porter la cuisine Sri Lankaise à son plus haut degré de perfection... Bref! Je m'étais engagé à visiter le frère, Paridil dit le-sans-vice. Ce dernier devait venir chercher son cadet de dix ans au saut du train mais selon toute probabilité avait été retardé dans sa mission par quelques contretemps. Votre serviteur s’était conséquemment installé en terrasse du « Central », un troquet qui offrait une vue imprenable sur le parking de la gare. Là, son air bonasse lui avait rapidement attiré la compagnie d’un ivrogne d’assez belle facture dont il tentait de suivre le fil des idées sans perdre celui de sa propre existence. Ainsi et bien que tout ouïe gardait-il un œil sur le parking.



« Si tu l’avais vue ! Une déesse ! Une vraie déesse ! »

« C’est amusant ce que vous me dites-là : figurez-vous qu’il se trouve que j’ai un frère qui connait lui aussi une déesse et qui… »

« Quand elle est partie je me suis mis à boire… encore plus qu’avant… »

« Oui… Pour en revenir à mon frère … »

« Et alors je suis tombé un peu malade, tu vois. Tu comprends, mon foie était en panne… L’amour m’avait brisé le foie, quoi ! »

« Ah… Mais dites-moi… »

« Je te parle d’il y a plus de trente ans, là ! »

« Oh… »

« Alors mon foie ne fonctionnait plus. Je devenais plus jaune chaque jour. Il fallait bien faire quelque chose pour filtrer mon sang qui était en train de m’empoisonner. Donc on s’est décidé à me proposer une expérience… L’ancêtre de la dialyse en quelques sortes… Comment dire… J’allais mourir, hein ! Et alors comme j’allais mourir, et bien à l’hôpital ils ont fait passer mon sang dans… dans un cochon ! »

« Oh ! »

« Le foie de l’animal a fait le travail que le mien ne pouvait plus faire… »

« Le cochon vous a guéri ? »

« Non, il m’a aidé à tenir jusqu’à ce qu’on trouve un traitement efficace. »

« Un traitement ? Quel traitement ? Et combien de temps êtes-vous resté sous perfusion porcine ? »

« Trois mois. Et puis elle est revenue. On s’est remis ensemble. Finis les excès : j’étais guéri ! »

« Je vois ça… Et le cochon, qu’est-ce qu’il est devenu ? »

« Tu veux le voir ? J’ai une photo dans mon larfeuille justement… »



La portière de la Ford fusion violacée de Paridil claqua fort devant nous. Nous nous saluâmes. Je quittai – presque à regret, je l’avoue – mon camarade de zinc. Après avoir échangé quelques formules d’usage durant le court trajet qui nous conduisait chez lui, Paridil et moi nous couchâmes dès notre arrivée. La journée du lendemain allait être rude tant elle promettait son lot d’embûches, du moins le pensais-je.



« Vous êtes une femme très remarquable. Vous êtes une vraie brune ? »

« Oui. Absolument, mon petit Hrundi. Vous permettez que je vous appelle Hrundi, mon petit ? »

« Mais j’allais vous en prier, figurez-vous ! »

« Vous m’en trouvez fort aise… »

« Et… ce sont… vos vraies… formes ? »

« Oui. Comment pourrais-je les dissimuler dans cette tenue, Hrundinet ? Tu permets que je t’appelle Hrundinet ? »

« Mais faites donc… Non, je vous demandais ça parce qu’en règle générale je me méfie des apparences et que... »

« Mais tu n’es pas mal non plus. J’aime les petits roux. Les petits rouquins dans ton genre. »

« J’aimerais écraser mes lèvres contre les vôtres… Qu’en pensez-vous ? »

« Oh, je vous comprend ! »

« Ouais… je crois bien que je vais le faire… Hum. Ca ne vous dérange pas, des fois ? »

« Qu’est-ce que tu vas im… »



Le réveil matin tira brutalement votre serviteur de la douce moiteur de ses songes tel un nageur engourdi combattant avec l’eau. Une énorme tête de sanglier aux yeux vitreux et au groin indifférent ornait le pan de mur qui faisait face au lit. Après avoir réprimé un frisson d’effroi jusqu’au plus bas de l’échine puis un vague haut le cœur, fruit pourri de la conjonction méphitique du manque de sommeil et de la vue de la taxidermie, je me levais péniblement. Il était cinq heures et demi et je regrettais déjà d’avoir accepter d’accompagner Paridil dans l’une de ses énièmes tentatives pour me convaincre du bien-fondé de son activité favorite et de ma grossière erreur de ne pas la pratiquer avec lui.



« Salut, Hrundi mon petit… Bien dormi ? »

Aucun mot ne vint d’abord. L’étrange question de Paridil à une heure aussi indue ne reçut pour seule réponse qu’un nasillement tout au plus. L’esprit de la bête hirsute avec laquelle j’avais plus ou moins passé la nuit semblait avoir pris possession de mon corps grelottant sur le carrelage glacé. Un geai, une bécasse étaient posés sur la cheminée. Morts. Empaillés. Diverses têtes, plus ou moins cornues, ornaient chacun des murs de la pièce. Des pattes comme incrustées tout au long de la descente d’escalier servaient de porte-manteaux…

« Et toi ? » – bredouillais-je enfin.

« Assez bien. J’ai rêvé que je chassais une biche. Une biche superbe ! Jamais vu de plus belle : une robe brune magnifique, une élégance dans chacun de ses déplacements… »

« … »



Au sortir de la salle de bain revint toutefois le temps du langage.

« Dis-moi, Paridil mon grand frère sans vice, n’y a-t-il pas encore bien des objets appartenant à Amaïdhimalar dans la salle de bain ? Sa robe de chambre. Ses onguents. Sa brosse à cheveux. Ses cheveux. Sa brosse à dents. Rassures-toi je n’ai trouvé aucune dent ! Mais tout de même : ses vêtements remplissent nombre de penderies, ses livres comblent bien des étagères…Voilà quand même quatre ans que vous vous êtes séparés ! Ne crois-tu pas qu’un brin de ménage s’imposerait ? »

« Hum… Quelle importance ? Dépêchons-nous le jour va bientôt se lever ! »

« Et dans la chambre d’amis, c’est un nouveau trophée ? » – demandais-je en guise de diversion.

« Oui ! Je l’ai attrapé samedi dernier ! Je ne voulais pas le faire naturaliser… Mais c’était un si bel animal, je n’ai pas pu résister. Il me fallait un souvenir, tu comprends… On a partagé un moment tellement fort lui et moi… Son esprit est là, avec moi, à présent. »

« … »



Dans la langue gaillarde des chasseurs – dont Paridil-mon-frère-sans-vice faisait fiévreusement partie depuis ses seize ans – un « beau sanglier » possède à peu près les mêmes qualités qu’une « belle femme » dans le sud ou la langue de Giono : c’est un roc et des chaussures de marches sont nécessaires pour en faire le tour ! Paridil parlait avec une douceur, un trouble peu coutumiers. Il en parlait comme d’autres évoquent de vieilles photographies où se reconnaissent de ces anciennes conquêtes auxquelles il nous est impossible de ne pas repenser sans qu’une profonde émotion ne nous envahisse. Notons que Paridil, avec le temps, et parce que nous sommes des animaux sociaux dès que nous posons nos fusils, emploie préférablement le verbe « attraper » plutôt que « tuer », en profite pour remplacer « empailler » par « naturaliser » et échange un « trophée » contre un « souvenir ». La demeure de Paridil est ainsi, comme toutes les demeures, emplie de souvenirs…

Nous la quittâmes aux premières lueurs de l’aube.



À quinze ans révolus et à dix ans d’intervalle, Paridil et votre serviteur ont eu envie de tuer. C’est bien naturel. Peut-être auraient-ils dû en parler à un psychanalyste ? Au lieu de quoi votre serviteur s’est acheté un billet de train pour ailleurs tandis que Paridil se confiait à un armurier et passait bien vite le permis de chasse.



« Tu me suis à deux pas et surtout tu restes toujours derrière moi, tu bouges en même temps que moi et nous évitons le plus possible de nous parler. » – déclara Paridil avec un sens du théâtre que je ne lui connaissais guère.

Nous nous enfonçâmes alors dans des montagnes blanchâtres, nous engouffrâmes dans des plaines vallonnées, avisant régulièrement des amoncellements de plumes fraîches, des bauges creusées de la veille, des gîtes à peine soupçonnables d’exister, des traces, des empreintes d’une vie silencieuse qui paraissait retenir son souffle à notre passage.



Vint la pause méridienne sans qu’un autre être vivant ne nous aie fait le moindre signe.



« Tu devrais essayer… »

« Pardon ? »

« Non, je disais : « Tu devrais essayer ! » La chasse. » – À la manière dont il l’avait prononcé il y avait dans ce dernier mot un parfum d’orient extrême, de Maharadjahs puissants, d’éléphants courageux et de tigres féroces…

« Bien vrai… »

« Ça te déplait tant que ça ? »

« Tu sais moi la nature, la solitude et toutes ces sortes de choses… Pas mon truc… Du tout. »

« Tu ne t’ennuies jamais le week-end ? »

« Oh, moi c’est différent. Si je m’ennuie je peux toujours m’asseoir à côté de n’importe qui et avoir l’impression de l’aimer. »

« Seule Mâdharasi produit sur moi cette impression… Que fait-elle en ce moment ? De qui enchante-t-elle la vie ? »



Car Mâdharasi – l’amour impossible de Paridil - charme, séduit, ravit, ensorcelle, en un mot : enchante bel et bien ! À la façon dont Paridil prononce son nom – qu’il réduit parfois aux hideuses dimensions du diminutif « Mâma » – on a l’impression qu’elle est une sorte de mélange entre Mère Thérésa, Marie Curie, Scarlett Johanson et la fille du Père Noël.



« Tu ne veux pas rentrer ? »

« Renter où ? Vers quoi ? Le vide ? La solitude absolue ? »

« Et ce soir, il faudra bien rentrer à un moment ou à un autre ? »

« Mâdharasi… et Pritish m’ont invité à manger chez eux ce soir… »

« Pourquoi ? »

« Les gens doivent manger, non ? »

« Oui, les gens mangent : les chasseurs par exemple mangent leur gibier, toi tu détestes ça, tu es le seul chasseur que je connaisse qui n’aime pas la viande ! »

« … »



À ces mots, un lapin chafouin traversa le pâturage sous nos yeux surpris par la vie. Il fallait y mettre un terme ! À la vie. En nous voyant, saisi d’un sombre pressentiment et de fait pris d’une panique proche de la tachycardie, le rongeur détala en direction d’un taillis. Paridil vit là une occasion de réanimer une journée qu’il devait juger moribonde. L’un des problèmes de Paridil c’est que s’il n’a pas l’impression d’avoir ravagé une partie du monde de temps en temps il n’est pas content. Il me tendit donc son arme et me demanda d’ « épauler » en direction du taillis. Pendant ce temps il ferait le tour afin de rabattre vers moi un gibier qui devait probablement du fond de son refuge se débattre dans une atroce perplexité. Paridil avait changé de visage, derrière l’excitation, une gravité muette semblait déclarer : « Je dis qui vit. Je dis qui meurt. Ici c’est chez moi. » L’angoisse pétrissait entre ses grosses mains peu délicates votre serviteur. Le lapin détala de nouveau ! Je fis feu ! On aurait pu croire que tout se déroulait selon le plan de Paridil, jusqu’à ce que le recul me démonte l’épaule et que j’abatte un animal à sang froid, jaune et vert, très recherché pour sa peau : l’anorak dont Paridil avait farci le creux entre deux grosses pierres pour barrer la route au fuyard n’était plus que nuées de plumes et de peluches ! Le lapin, au loin, stoppa net et se retourna dans ma direction. « Putain, mais vous êtes qui les gars ? » – devait-il se demander. « Deux détraqués venus mettre un peu d’ordre dans l’univers, rien de plus. Deux ahuris qui pensent que tout ça c’est un puzzle et qui, parce qu’ils ne reconnaissent pas la figure, pensent que les pièces sont mal agencées ! Tu vois le genre, mon lapin ? »



Le reste de la journée s’est déroulée dans un profond silence. Puis le crépuscule nous a vus, Paridil et moi, atteindre notre véhicule dans une toute nouvelle configuration. Qu’aurait en effet pensé un observateur extérieur de notre étrange duo : Paridil à l’anorak truffé de plombs, pelucheux en diable, dispensait alentours ses plumes à qui mieux-mieux tout en tenant fermement un fusil de chasse tandis que votre serviteur, deux pas derrière son frère, se tenait l’épaule droite en geignant tant et plus. Nous nous mîmes en route. Paridil devait passer chez lui se changer, là où le temps s’est figé, dans le musée Grévin de son mariage défunt, au milieu des cadavres écorchés, empaillés, accrochés dans chaque pièce.



« Tu sais, je suis reconnaissant à tous ces animaux. Je crois que bien souvent ils m’ont sauvé la vie ! Sans eux, sans leurs âmes qui s’élèvent parfois vers les cieux, je serais depuis très longtemps un fantôme… » – avoua Paridil non sans une certaine componction.

« Heu… Tu n’aurais pas bavardé avec ce type qui s’était assis à ma table hier au soir par hasard ? »

« Quel type ? Je n’ai vu aucun type… »

« Rien, passons… »



L’amour est indissociable de nos habitudes et de notre nature à un moment donné. Perdre nos habitudes serait nous anéantir. Ainsi Paridil est-il, dans la vraie vie, son propre gibier. Ainsi, tel le sanglier acculé au moment de l’hallali, a-t-il un couteau planté dans le cœur. Cette lame, qu’il affûte lui-même chaque jour, se nomme Mâdharasi. Il ne peut retirer ce fer de sa poitrine – nous ne pouvons vouloir notre propre mort.



De plus, s’ôter le couteau, c’est aussi prendre le risque de vivre, là, dans le monde réel…

2 commentaires:

  1. Donc si j'ai bien compris, un cochon dialysé s'est fait empaillé par un lapin à la chasse, flingué par un anorak qui avait un couteau dans le coeur.... C'est cela?

    RépondreSupprimer