mardi 9 mars 2010

Microcosmos

Il est neuf heures du matin et je suis devant le FRAC de ma région. Le Fond Régional d’Art Contemporain. À l’entrée, j’avise un panneau : « il est strictement interdit de toucher aux œuvres ». Précision bien inutile : je participe à une journée de réflexion sur l’enseignement de l’art et je sais donc que personne aujourd’hui ne mettra le doigt sur quelque chose. À l’intérieur, des dizaines de profs d’arts plastiques piétinent en rangers neufs, baskets de marque ou mocassins en nubuck dans une ambiance sonore qui n’est pas sans rappeler celle, caractéristique, de la chaîne de magasins « Nature et découverte ». Je porte des baskets de marque et j’entre au FRAC. Des bribes de conversations me parviennent : les femmes habiteraient bien ici, les hommes ont eu du mal à trouver. Je tente vaguement de me relaxer au son de la harpe, dans la lumière violacée. C’est un échec dont je ne peux me cacher bien longtemps l’étendue complète. D’autant que j’avise déjà deux ou trois personnes que je connais de loin en loin. Une avec qui j’étais à l’université jadis et qui s’approche de moi en long manteau imitation girafon. Un avec qui j’ai effectués plusieurs stages en divers lieux que nous tentons tous deux d’oublier – ce qui ne facilite pas les conversations croyez-moi. Un dernier avec qui j’ai travaillé deux ou trois ans et qui affiche un sourire que je connais bien – mi-hébété, mi-cynique. Nous devisons avec nonchalance après qu’on m’ait complimenté sur ma casquette, qu’un de mes interlocuteurs l’ait touché et qu’un autre m’ait demandé où diable m’étais-je procuré semblable couvre-chef. Abrégé : oui, je suis « en poste fixe » à deux pas d’ici ; oui, c’est un confort indéniable en terme de « qualité de vie » ; non, je n’ai toujours pas d’enfant ; oui, ça me laisserait du temps pour « produire » mais moi « produire » tu sais… « Produire » signifie dans le jargon des professionnels de la profession « poursuivre une activité artistique » en dépit de son activité salariée. Regards interloqués. L’intervention d’un directeur du FRAC me sauve de l’embarras. « Je vous souhaite la bienvenue en un lieu qui a souhaité tenir compte dans sa conception même de ce qu’il faut appeler la « donne Éducation Nationale ». « Observons ce vide ! Mesdames et Messieurs » – nous dit-il en montrant du doigt la cage d’escalier. « Au FRAC nous souhaitions éviter le « cube blanc » comme on dit ». Oui, tout musée d’art contemporain est conscient de ressembler au hall d’entrée d’un hôpital. Cette conscience génère une angoisse. Cette conscience engendre ici une volonté, celle d’échapper à cette image, de briser ce cliché. Manifestement cette volonté n’est pas assez puissante : le FRAC de ma région est un grand cube vide et blanc ou plutôt, et c’est peut-être là le sens de son combat, un grand cube fractionné en petits cubes vides et blancs… En effet, le lieu ou plutôt devrais-je dire la « structure », se décompose en plusieurs salles de dimensions variables. Un tableau noir sur lequel on a dessiné à la craie des formes hésitantes couvre le mur entier de l’une de ses salles. La plus petite. Nous nous y massons évidemment. C'est-à-dire que nous nous y entassons. La pression sociale est à son comble. Nous observons le travail qui fait face au tableau noir. Mes camarades et moi-même sommes à présent comprimés face à quatre miroirs agencés en un vaste carré que traverse une sorte d’éclaboussure de verre dépoli – un jet d’acide d’après le carton proche de l’œuvre. The Departed en est le titre. C’est une référence au film homonyme de Martin Scorsese. Une histoire de flic infiltré dans la mafia et de voyou infiltré chez les flics. Perte d’identité et compagnie... « L’acide – nous dit le monsieur du FRAC – est un moyen de vengeance pour la mafia de Boston qui défigure souvent ses victimes par ce procédé… » Il ne rajoute pas « astucieux » comme son ton prêterait pourtant à le faire. Nous sommes quarante adultes devant un grand miroir en quatre parties distinctes à constater que nous ne nous reflétons pas dans la surface dépolie produite par l’acide. Nous perdons notre identité ! Comme Leonardo DiCaprio et Matt Damon ! Comme dans le film ! Mais quel est donc ce prodige ? Rien ne va plus dans la donne Éducation Nationale. Pourtant les jeux sont faits… « Regardez par la fenêtre, on voit la cathédrale ! » nous annonce triomphalement notre hôte. Il semble signifier par là qu’au FRAC on n’est pas plus coupé du monde extérieur que de l’histoire de l’art. Nous assistons alors à un diaporama des différents vernissages auxquels le FRAC est plus ou moins mêlé depuis maintenant vingt cinq ans. De nombreuses œuvres y côtoient plusieurs générations de lycéens et la même génération d’élus locaux. Enfin, une démonstration du site internet du FRAC nous est offerte par le régisseur de la structure. Le site, qui change d’hébergeur en ce moment nous avoue-t-il, ne fonctionne qu’à grand peine. Sur des fonds d’écran représentant les pièces vides et blanches de la structure, des encarts sont sensés s’afficher… en vain. La malédiction du cube blanc redouble et s’acharne. Nous ne pourrons pas visiter les réserves non plus. Trop d’agressions potentielles. Le régisseur nous les détails : agressions physiques, agressions thermiques, agressions chimiques. Le FRAC de ma région est une forteresse assiégée. « L’idéal – nous dit Monsieur Loyal – ce serait que les œuvres ne sortent jamais de la réserve. Mais bon, ça n’est pas possible, n’est-ce pas ? » Nous baissons la tête. Au moment de vider les lieux, bon dernier, on me donne un imprimé et une brochure. L’imprimé présente la première des conférences d’un cycle visant à célébrer le quart de siècle du FRAC de ma région. « L’art contemporain n’existe pas » précède ainsi « L’abstraction n’existe pas », « Le paysage n’existe pas », « Le corps n’existe pas » ainsi que « Et si tu n’existais pas… ». Ce sont des anti-conférences me confie la brochure qui me renseigne du même coup sur la nature d’une anti-conférence : « une anti-conférence n’est pas une conférence ». Moi-même je ne me sens pas très bien. De retour chez moi, je constate qu’une importante tache blanche zèbre le dos de ma veste. Visiblement de la craie. Probablement issue du tableau noir exposé dans la petite pièce du FRAC de ma région… Ai-je détruis une œuvre ? Dois-je considérer ma maladresse comme la prémisse prometteuse d’une activité artistique ? Aurais-je donc « produit » ce matin même en dépit de mon activité salariée ? J’ai, en tous cas, indéniablement pris sur moi… un peu du grand cube vide et blanc.



PS : Il y a de très belles œuvres dans le FRAC de ma région. Une sculpture de Paolo Grassino. Une photographie de Paul Graham. Une autre de Pierre Gonnord. Une autre encore d’Éric Baudelaire. Plusieurs de Dove Allouche en référence à Tarkovski. Une pièce superbe de Georges Rousse. Le FRAC de ma région est un musée d’art contemporain tout à fait digne d’intérêt. Il fallait que ce soit dit. Aussi.

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